La mécanique paradoxale des feuilles- par Robert Bonaccorsi
Il y a l’ordre, il y a le désordre, avec tout cela il faut composer, dans toutes les acceptions du terme. Appréhender, organiser, répertorier le réel tel un herboriste, un jardinier, un botaniste, un poète. S’attacher aux foisonnements, aux accumulations… capter la dissymétrie, penser, classer...
Le regard de Gérarddiaz est celui d’un rêveur solitaire, d’un voyageur immobile dont l’atelier, en forme de lieu de vie, constituerait le centre de l’appropriation magique du réel, un cabinet d’amateur où l’érudit le dispute à l’esthète.
Le monde se découvre ainsi sur le papier.
Par, Pour, au travers, avec la feuille, la sève, le fruit, le pollen, la fleur, le parfum… L’herbier se révèle dans la page, s’affirme dans l’in-folio. Il se lie, se délie, se relit…
Nous sommes en présence d’un travail à double fond, à lectures multiples.
Le littéraire nous guette ! Des Botaniques de papiers, nous voici tout naturellement rendus aux Papiers des livres. Une hybridation qui conduit des bottes de légumes aux accumulations de livres, de l’écorce (l’un des premiers supports d’écriture) aux bibliothèques. Le classement et l’arbitraire. L’accumulation et le discernement se retrouvent dans le mouvement même du collectionneur. Ils possèdent le goût “du passé choisi1” sous-tendu par “une tension dialectique entre les pôles de l’ordre et du désordre (2). La bibliothèque devient une “forêt cachée (3), mais aussi “le miroir” de la vie d’un homme” et Jean Ray de poursuivre, par la voix de Harry Dickson (“le Sherlock Holmes américain”) : “Nous autres détectives nous devons énormément aux livres, à la littérature4”. Une bibliothèque peut se transformer en labyrinthe. Il faut alors se métamorphoser en enquêteur, posséder une curiosité sans cesse en éveil.
La quête du fil d’Ariane devient un jeu de pistes. Gérarddiaz scrute, révèle via l’oeil et la main.
Ses accumulations et ses strates de papier n’existent que par le geste, la trace, donc la prise de parole. “Il y a entre l’apprentissage du traçage et celui du langage cette ressemblance réellement d’entrée dans le jeu (5)”. Gérard dessine en virtuose, pense l’équilibre incertain des choses, sans cesse en évolution, en devenir. Il approche de son sujet à bras le corps pour mieux le mettre à distance. Le pastel se pense et se vit (je reprends ici l’heureuse formule de l’artiste) tel un sport de combat. Pas d’esquisse ni d’esquive, rien de mièvre, point “d’aboli bibelot” de papier crépon, mais une tension sans cesse repensée qui sait conjuguer la précision et la subtilité scrupuleuse et argumentée d’un point de vue.
Gérarddiaz restitue et assume la dignité du pastel.
L’esprit et l’image, la lettre et le geste se traduisent en images mentales, oniriques, mémoratives. Il embrasse corps et âme le rapport nature/culture dans la matérialité même du papier. Artiste cultivé, sans lien avec la Pittura Colta, (ici pas d’exploitation forcenée de la citation plastique), il ne néglige pas pour autant les références à quelques bons auteurs, ses classiques familiers, de Poe à Barthes sans oublier Sand et Zola, Adolphe Appia également qui a toujours mis en garde sur “l’illusion de la réalité” qui est “elle-même une illusion6”. Il parlait théâtre, lumières, peinture pour la scène. De l’acteur et de sa présence, du regard, de la scénographie, du spectateur… Sur le papier et la toile, le décor, les jeux de miroirs ne peuvent se décliner que dans la redondance fertile et l’ironie. Raymond Roussel également (on serait tenté d’écrire bien sûr) auquel Gérarddiaz a rendu hommage par un dessin au crayon et à la mine de plomb et de couleur qu’Harald Szeemann avait présenté dans le cadre de ses expositions sur “Les Machines Célibataires” en 1975.
Là se trouve sans doute l’une des clés du travail de Gérarddiaz qui s’apparentent tout à la fois à une mécanique, une image fantasmée, un lieu de mémoire, une traversée du miroir, une cartographie rêvée, une image dans le tapis. Un tapis d’images possédant sa propre logique formelle, éthique, esthétique…
Il est aussi question de beauté dans cet inventaire botanique et singulier.
Un point nodal où l’équilibre incertain des formes suspend le temps pour mieux l’inscrire dans la perspective du désir.
L’accumulation et la collection n’existent que dans la possession et/ou l’offrande, la (dé)monstration et/ ou la retenue, la jouissance toujours. L’art est à ce prix. La “Machine Célibataire”, concept paradoxalement oecuménique, se révèle ici dans la mécanique de la représentation, du choix du végétal et du papier comme principe nécessaire et suffisant de la captation visuelle du réel. L’oeuvre de Gérarddiaz se situe à la lisière incertaine des pratiques artistiques où se découvre la double volonté de s’insérer dans une tradition (ne jamais perdre le fil) et de faire bouger les lignes et les enjeux, d’effectuer (en douceur, mine de rien) des ruptures singulières “Palimpseste sans cesse effacé et recommencé, ainsi traité le manuscrit des dessins et estampes, additionne ses pages7”. À la marge donc.
Pour autant, le projet de Gérarddiaz affirme sa centralité en se déployant semblable à la réitération souveraine d’un principe de mise en scène sensualiste du monde dans sa spécificité botanique.
Direction et commissariat : Robert Bonaccorsi
Coordination et régie des oeuvres : Monira Yourid - Mireille Rousseaud