Dylan aime peindre (on lui doit la pochette de quelques albums).
Il cherche à se perfectionner. Au printemps 1974, il passe deux mois dans le studio de Norman Raeben, un professeur d’art, un homme étrange, fils du célèbre écrivain yiddish Sholem Aleichein : « Je ne savais pas peindre. Mais il ne s’agissait pas de cours de peinture, ni même de leçons d’art. Il voyait en vous, et il vous disait qui vous étiez sans s’embarrasser de préjugés (…) Tout cela m’a changé. Je rentrais à la maison après les cours et Sara ne m’a plus compris depuis ce jour là (…) J’ai déjà rencontré des magiciens, mais cet homme là était le plus puissant des magiciens que j’ai jamais fréquentés. C’était une sorte de guide où quelque chose comme ça. » Dylan
L’été 1974, sa relation avec Sara, sa femme depuis dix ans (elle lui a donné quatre enfants) se délite.
Il semble que Sara veuille le quitter. On ne connaît pas les raisons de cette séparation, mais on sait par Joan Baez que Dylan n’est pas facile à vivre et qu’il y a toujours des filles qui lui tournent autour.
Bob Dylan vit très difficilement cette séparation dont il ne veut pas, et l’album « Blood on the tracks » qu’il écrit alors porte la marque de cette douleur. Presque toutes les chansons évoquent sa peine et son courroux. Il critique violemment Sara, la traite même d’idiote (« tu es une idiote chérie, il est étonnant que tu saches encore respirer »), mais il ne cesse de la supplier de rester.
Phil Ramone, ingénieur du son, musicien et ami de Dylan analyse : « Je pense qu’il a vécu cet enregistrement comme une sorte de catharsis, comme s’il déversait son âme directement sur la bande ».
Dylan dira plus tard ne pas comprendre le plaisir que ses fans peuvent avoir à écouter un album si torturé correspondant à une période particulièrement douloureuse de sa vie.
Mais c’est justement sa sincérité, sa vérité qui font de cet album un pur chef d’œuvre.
Il finit de l’enregistrer quand Stevie, une jeune femme qui travaille pour CBS lui montre le port folio de son ex-petit ami, le peintre français David Oppenheim.
Les peintures et dessins de David enthousiasment Dylan : « Ce mec, c’est mon frère spirituel ». Il choisit deux dessins pour la pochette de l’album et le contacte par l’intermédiaire de CBS.
Le sombre « Blood on the tracks » (du sang sur les voies), enregistré entre septembre et décembre 1974, sort le 17 janvier 1975.
Dylan veut rencontrer David Oppenheim et voir ses peintures. Peut-être cherche-t-il un autre enseignement ? Il décide de lui rendre visite. Le Jeudi 22 mai 1975, CBS prévient David par téléphone de l’arrivée de Dylan.
De l’aéroport de Genève (ou de Paris), où Yannick, une traductrice de CBS l’attend, ils prennent la route pour le village de Haute Savoie où David Oppenheim vit dans une vieille ferme de montagne. Chez David vit Robert Martin, un ami électricien qui fait des travaux dans la maison. Tous deux accueillent Dylan au milieu de la nuit. Après de brefs échanges, fatigués, ils vont se coucher. Le lendemain, Dylan s’intéresse de près au travail de David qui lui montre toutes ses toiles. Dylan n’est pas causant, mais prend beaucoup de notes sur un petit carnet qu’il a toujours avec lui.
Dylan leur parle néanmoins de Ruben « Hurricane » Carter, un boxeur accusé injustement de meurtre. Il a d’ailleurs amené avec lui l’autobiographie de Carter qu’il est en train de lire et qui fera l’objet dans son disque suivant d’une chanson énergique et très engagée où il chante : « To live in a land where justice is a game »…
Lors d’une discussion, David apprend à Dylan l’existence du pèlerinage gitan des Saintes Maries de la mer et de Sainte Sara, leur protectrice.
Alors en pleine crise avec Sara, Dylan est troublé : Sara, Sainte Sara, les gypsies qui l’ont toujours fasciné… Il décide brusquement de se rendre aux Saintes-Maries où le pèlerinage vient de commencer.
Le samedi 24 mai, jour de son anniversaire (il a 34 ans), ils prennent la route avec la Renault 16 louée par Yannick. Dix heures plus tard, ils traversent la Camargue et arrivent aux Saintes Maries de la Mer.
En se rendant dans un café, ils croisent un petit groupe de musiciens dont Manitas de Plata. Dylan raconte qu’il a passé la nuit à écouter Manitas de Plata autour d’un feu de camp (il ne prend pas sa guitare, ne voulant pas qu’on le reconnaisse). Martin raconte qu’il ne lâchait pas des yeux les doigts agiles de Manitas sur sa guitare.
Au petit matin, David approche Manitas, lui dit qu’il veut lui présenter Bob Dylan. Manitas était accompagné ce jour là d’une fille qui, très impressionnée par la présence de Dylan, a voulu absolument avoir un autographe, ce qui a agacé Manitas qui ne veut pas s’arrêter pas et demande à David de dire à Dylan « qu’il va bientôt jouer au Carnegie Hall pendant 15 jours ». Dylan, étonné, rétorque que : « Nobody play at Carnegie Hall for two weeks ».
Très fatigués, ils cherchent un hôtel, mais en cette période de pèlerinage, tout est complet. Ils reprennent la route et s’arrêtent dans une auberge près d’Arles. Martin raconte que Dylan s’est s’entretenu au téléphone avec Sara pendant plus d’une heure.
L’aventure continue. Ils se rendent à Marseille puis prennent le bateau pour la Corse où David lui présente quelques amis, des séparatistes en lutte. Après quelques jours où ils se régalent de charcuterie et s’enivrent de gnôle corse, ils reprennent l’avion pour Marseille où ils récupèrent la voiture pour retourner en Haute Savoie.
Après cette dizaine de jours de dérive, Dylan reprend l’avion pour New York.
Quelques semaines plus tard, il crée la Rolling Thunder Review, une tournée itinérante : « L’idée était de créer une tournée avec différents numéros sur scène avec des styles musicaux différents (…) comme les troupes de la commedia dell’arte en Italie, avec de la musique. C’est le milieu qui me convient le mieux ».
Il demande à ses meilleurs amis d’y participer : Joan Baez, Mac Guin, Jack Elliott, Allen Ginsberg le poète…, auxquels se joindront des musiciens rencontrés sur place, dont la sublime violoniste Scarlett Rivera.
Au summum de son art, chapeau garni de fleurs et de plumes de paon, masque blanc issu des « Enfants du Paradis » (encore une histoire d’amour impossible), le film de Marcel Carné et de Prévert (tourné au Studio de la Victorine à Nice), vu quarante fois. dit-il.
Dans cette tournée mythique, il chante toutes les chansons de l’album Blood on the tracks, quelques uns de ses tubes, mais aussi beaucoup de créations… dont la chanson Vincent Van Gogh, où il relate brièvement son histoire (en confondant Arles et Auvers). Une chanson où il raconte ses derniers instants : « Une chanson où il raconte ses derniers instants :
« Il ramassa ses peintures et son chevalet l’ont trouvé face contre terre dans un coup droit entre deux rangées. ». » (Voir : https://www.needsomefun.net/bob-dyl...)
Dans une autre chanson particulièrement émouvante, il évoque le célèbre tableau Starry night, et les gens qui n’ont pas voulu écouter Vincent.
Mais j’aurais pu te dire Vincent
Ce monde n’a jamais été fait pour
Quelqu’un d’aussi beau que toi
Voir : https://www.paroles-musique.com/par...,p03424).
Il est dommage que Dylan n’ait pas su que Van Gogh était venu aux Saintes Maries (je vais lui envoyer mon livre).
Dans cette sorte de cirque itinérant et bohème où Dylan entraîne ses amis, le spectacle, annoncé très peu à l’avance, se joue dans des petites salles de petites villes : « On n’avait pas assez de masques sur cette tournée, tout le monde aurait dû en porter un. Parce que quelqu’un qui porte un masque va dire la vérité » (Rolling Thunder, le « tonnerre grondant » signifie pour les Indiens « dire la vérité »).
Dans le film superbe de Scorese, on le voit souvent conduire le bus (et la tournée) de cette bande de musiciens et de fêtards. (22 concerts d’octobre à décembre)
En janvier, avec des musiciens de la Rolling Thunder Review, il enregistre « Desire », un nouvel album écrit en collaboration avec son ami Jacques Levy, le grand parolier canadien, metteur en scène de Oh Calcutta.
Seules deux chansons sont signées uniquement par Bob : Sara, une ballade plus apaisée sur sa femme redevenue « sweet love of my life », et One more cup of coffee.
Dans le film de Scorsese, Dylan raconte que se rendre à ce pèlerinage, « c’était comme rentrer à la maison » et qu’une semaine après, il a écrit One more cup of coffee, « entendue en rêve ».
Cette chanson mélancolique évoque une femme aux yeux « comme des diamants dans le ciel » dont « le père lance des couteaux » et dont les sœurs, la mère et elle-même « voient le futur »… Une gitane ? ou Sara, « au cœur sombre et mystérieux » :
« Tu n’éprouves pour moi ni affection
Ni gratitude ou amour
Ta fidélité ne m’est pas destinée
Elle est réservée aux étoiles…
Une dernière tasse de café avant que je ne parte
Pour le fond de la vallée ».
Sa séparation définitive avec Sara n’aura lieu qu’en 1977.
L’album « Desire », imprégné d’esprit nomade, de voyages (Mozambique, Durango, Black Diamond Bay) et de mystères, est un chef d’œuvre. Il contient aussi Hurricane, une de ses plus véhémentes protest song. Le tout dans une orchestration sublime où le violon extraordinairement touchant de Scarlett Rivera (rencontrée par hasard lors de la tournée), et les duos avec Emmylou Harris font des merveilles.
Le film Renato et Clara, la première (et dernière) réalisation cinématographique de Dylan tourné lors de la Thunder Review rend compte aussi de cette période troublée de sa vie où s’entrechoquent dans sa tête la peinture, les gypsies, le violon tzigane, les Saintes Maries, les déguisements… et Sara…
Une chanson rêvée, une tournée légendaire, des rencontres fécondes, un film fantasque, une façon de se vêtir de se grimer…, cette virée aux Saintes Maries a insufflé à Dylan un nouvel imaginaire et un de ses meilleurs disques, un Album inspiré nommé… Désir.
A suivre peut-être… je cherche à contacter Martin, d’autres infos et éventuellement des photos…
Le livre de Robert Martin : Dix jours avec Bob Dylan, Éditions Styx