Cela fait des décennies que je visite les Biennales de Venise. Être dans la sublime Venise et voir le meilleur de l’art contemporain de tous les pays du monde est un plaisir exceptionnel.
La plus vieille foire d’art du monde (1895) née sous l’impulsion du poète et maire de la ville Riccardo Selvatico n’a cessé de grandir. Les premières Biennales se tenaient dans le grand pavillon, appelé maintenant Pavillon Centrale.
Comme il a vite été saturé, l’organisation a demandé aux pays de bâtir leur propre pavillon à l’intérieur des Giardini (créés au début du XIXe sur une décision de Napoléon Bonaparte).
La Belgique a construit le sien la première, bientôt suivie par la Hongrie, l’Allemagne, puis en 1912, la France (inauguré par une grande exposition Rodin), puis plus tard, par de nombreux pays. Ce qui explique la diversité des architectures.
Des pavillons ont ensuite été rajoutés jusqu’à la saturation complète du Giardini.
Visiter la Biennale jusqu’à cette date, prenait déjà la journée.
L’ajout en 1999 d’une partie de l’immense Arsenale (cédé par la Marine Italienne), va multiplier les espaces.
Ainsi, j’ai pu suivre l’évolution de la Biennale depuis les Giardini jusqu’à l’ouverture des salles de l’Arsenale (j’ai encore des photos de bâtiments remplis à bloc de détritus industriels et militaires qui peu à peu ont été vidés et réhabilités).
Rappelons que l’Arsenale de Venise, appelé Arsenal de la République Sérénissime, construit en 1104, a joué un rôle déterminant dans l’expansion de l’empire vénitien, en quadruplant sa puissance navale. Ceint par 3 km de murailles crènelées en briques rouges, à son apogée, il a employé jusqu’à 16 000 personnes. Par sa taille, son ancienneté, l’ingéniosité de sa conception et de son fonctionnement (premier travail à la chaîne), il est un des premiers sites industriels apparus en Europe.
Constitué de la Corderie, un gigantesque bâtiment de 316 mètres de long, puis de l’Artillerie, et de quelques autres bâtiments, il s’est développé jusqu’au Jardin des Vierges.
Ces 50 000 mètres carrés n’ont pas suffi et c’est dans les quartiers de la ville, dans généralement de très belles bâtisses que de nouveaux pays se sont installés.
Chaque année, la Biennale s’étend... Jusqu’où ?
Si on veut tout voir, il faudrait une semaine et parcourir des dizaines de kilomètres. Un art contemporain pour marcheurs...
Toutes les Biennales sont différentes. Chaque année, je faisais des découvertes enthousiasmantes et j’attendais avec impatience de voir les pavillons de la Belgique, de la Russie, la France, le Japon, Israël, la Finlande, l’Allemagne, l’Angleterre, etc., dans lesquels j’étais sûr de voir des œuvres originales, étonnantes.
Souvent aussi, j’ai été surpris par des "petits pays" qui présentaient des choses remarquables, mais cette année, pour l’instant, pas de grands chocs, ou plutôt très peu d’œuvres se détachant du discours courant de l’art contemporain.
Tout compte fait, pour les Giardini : Japon, Canada, Uruguay, Roumanie, Canada et c’est tout.
Au Japon, une très belle installation de clefs accrochées à 45 kilomètres de ficelle rouge et deux barques. Belle scénographie de Chiharu Shiota (japonaise vivant à Berlin) chargée d’émotion. Une œuvre polysémique (la clef et son cortège de symboles), étrange (le rapport avec les barques ?), poétique, un peu mystique, questionnante, etc.
Le Canada réussit une installation foutraque, accumulative, un genre d’épicerie, de magasin de souvenirs plein à ras bord de pots de peinture usés, de produits d’alimentation ou de droguerie (toutes leurs étiquettes sont floues), des vieux pneus, des échafaudages improbables en ferraille, des pièces de monnaie collés aux vitres, de personnages en terre, etc. Un incroyable débarras qui renvoie à notre folie accumulative, à l’obsolescence programmée, au gaspillage... Le tout sans agressivité, avec humour. (Groupe BGL).
Mon "installation" préférée est celle de l’uruguayen Marco Maggi.
On rentre dans une grande pièce toute blanche. Il n’y a rien sur les murs, semble-t-il... Mais en s’approchant, on devine de petites traces, des pliages, des lignes, des ponts minuscules presque indiscernables à l’œil nu. Il faut avoir le nez dessus pour se rendre compte du travail extraordinaire de finesse, de minutie, et de temps passé par l’artiste, cutter à la main pour couvrir de signes ces grands murs. Même si on ne comprend pas bien le propos, on sent qu’on est dans l’univers des circuits imprimés, du système nerveux, de la circulation informatique ou neuronale.
Ce qui décide de nos vies se cache désormais dans l’infiniment petit...
Je m’étais habitué de Biennale en Biennale à voir la peinture (au pinceau) disparaître progressivement au profit de la photo, de l’installation et surtout des écrans qui ont tout envahi.
Petits, au début, venant appuyer un propos ou documentant une œuvre, ils se sont multipliés et démesurément agrandis. Presque toutes les salles ont maintenant des espaces fermés de rideaux noirs où sont projetés toutes sortes de documentaires, de films à tendance ethno, socio, politique, etc. (Arrêtez-les ! On n’est pas dans un festival vidéo !)
Enfin, j’ai vu de la peinture, de la bonne, celle du roumain Adrian Ghenie, des toiles au couteau, colorées, avec des effacements, des violences, de la souffrance, de l’expression, de l’énergie, gênantes et enthousiasmantes en même temps.
Une remise en question du portrait (une "défiguration", selon son mot) à la manière d’un van Gogh actuel qui n’aurait pas peur de continuer à violenter la couleur (Ghenie a d’ailleurs peint un portrait de Vincent).
Tous les autres pavillons : la France avec les arbres déracinés et mouvants de Céleste Boursier Mougenot, la Norvège avec les vibres cassés de Camille Normen et quelques autres, même non dénués d’intérêt, ne surprennent, ne questionnent, ni n’émeuvent vraiment.
Une biennale politique avait été annoncée, mais son propos n’est pas convaincant.
J’attendais de visiter l’Arsenale pour rattraper ce sentiment négatif, mais ce qui y est présenté n’est pas passionnant non plus...
Là aussi, quelques œuvres émergent, notamment, une très belle série d’une dizaine de grandes peintures têtes en bas de Baselitz.
Le sculpteur argentin Distefano présente un grand ensemble de personnages un peu incongrus, tête retournée, fesses devant, des acrobates ?
La plus belle série de photos est celle du mozambicain Macilau présentée au stand du Vatican.
De grandes photos en noir et blanc, humanistes et au-delà. Touchantes, poétiques, racontant des existences, des états de l’homme quand il n’a rien ou très peu.
Encore des milliers de photos pour la très belle installation de l’artiste turc Kutlug Ataman.
Sur une surface en forme de vague fixée au plafond, de milliers de portraits genre photomaton qui vibrent, se superposent, s’intervertissent, changent... Une technologie complexe et très réussie au service du portrait humain.
En dessous, sur les murs, une série de plusieurs dizaines de photographies de Chris Marker prises dans le métro, dans divers métros de villes ou de pays différents.
Toute une humanité voyageuse, où le temps du relâchement, du rêve est peut-être dans la tête de ces gens qui attendent leur prochaine station.
En tout, une dizaine d’œuvres intéressantes sur les centaines présentes à la Biennale et l’Arsenale. C’est un peu peu.