Né en 1928, Arman, de son vrai nom Armand Fernandez, fut d’abord un peintre abstrait qui signait « Armand », à la manière dont Van Gogh, son idole, signait « Vincent ». Jusqu’au jour où sur le carton d’invitation du Micro Salon, organisé par Iris Clert, par suite d’une erreur typographique, oublia le “d” de son prénom. « Aucune importance », elle lui dit, « mon coco, tu es complètement inconnu. Tu as dix copains qui se souviennent de ton prénom ! La prochaine exposition, on la fait aussi sous le nom d’Arman, ou on ne la fait pas. » C’est comme cela qu’Armand est devenu Arman : « d’abord à cause de Van Gogh, puis à cause d’Iris Clert »
Arman et le Nouveau Réalisme
Aux côtés de Raymond Hains, Jean Tinguely, Martial Raysse ou Daniel Spoerri, Arman - l’enfant naturel de Duchamp et de Schwitters - devint bientôt l’un des fondateurs du « Nouveau Réalisme ». Sous cette étiquette, le critique d’art Pierre Restany fédéra en 1960 ces jeunes artistes qui, en rupture avec la peinture abstraite, prenaient en compte la nouvelle réalité du XXe siècle, à l’instar des artistes pop de l’autre côté de l’Atlantique. Symbole de l’ « envahissement de la production de masse », l’objet devenait alors le centre de toute création. « Nous avions pressenti la société de consommation », se rappelle Arman. Pendant que Warhol peignait des boîtes de soupe Campbell et autres produits du quotidien, Arman, lui, forgeait son vocabulaire plastique par un ensemble de gestes plus ou moins destructeurs et iconoclastes. L’art moderne s’est écrit en une suite de phases relativement brèves, dont le déroulement semble dominé par le jeu des contradictions. A l’hégémonie abstraite des années 50 succède, dans les années 60, avec le Nouveau Réalisme (plus spécifiquement européen) et le pop art (plus spécifiquement américain), le triomphe de l’objet retrouvé, usagé ou neuf, déchet ou trésor. Le réel du Nouveau Réalisme est celui de « la nature du XXe siècle, technologique, industrielle, publicitaire, urbaine » (Pierre Restany), réservoir inépuisable d’objets et d’images. Si les Nouveaux Réalistes se démarquent avec évidence des peintres qui dominent alors la scène artistique, ils ne sont pas sans référence à des mouvements antérieurs.
Les Nouveaux Réalistes se sont basés sur la récupération (« déchets », résidus d’affiches publicitaires, ...), usant pour beaucoup de l’accumulation. Leur but est généralement de porter un avis critique sur la société moderne au moyen de l’objet, soit en le magnifiant, soit, au contraire, en le réduisant à son expression le plus simple.
Arman et les accumulations
Les premières « accumulations » (objets quotidiens entassés) et les premières « poubelles », constituées de rebuts, datent de 1959. Viendront au début des années 60 les objets fracassés (« colères »), découpés (« coupes »), calcinés (« combustions »), noyés dans la résine (« inclusions »), ou encore, dans les années 70, incorporés dans le béton (« objets armés »). Avec acharnement, Arman les colle, les soude, les cloue sur des panneaux de bois ou les enferme dans du Plexiglas. « A elle seule, l’œuvre d’Arman est un discours de la méthode de l’appropriation objective », affirme encore l’inconditionnel Restany. Entre parodie et contestation, humour et révolte, ces séries que le sculpteur continue de décliner se révèlent aux antipodes de l’esthétique sophistiquée du pop art américain.
A la différence de certains autres membres du groupe des Nouveaux Réalistes, Arman ne semble pas avoir contesté la référence insistante de Pierre Restany à la dimension sociologique des œuvres. « Je suis un témoin de mon époque », répétera-t-il. « Ce sont les décharges multiples qui peuvent le mieux renseigner sur la vie quotidienne d’une société. Même s’il ne suffit pas d’être témoin pour être sociologue et si tel n’est assurément pas l’objectif d’un artiste, il est clair que les recherches d’Arman, au tout début des années 60, sont une thématisation artistique anticipée du programme critique d’une sociologie de la consommation qui se développera dans les années suivantes. La critique implicite des sociétés contemporaines, en route vers l’abondance, obsédées de production et qui paraissent sans but ni raisons, sous-tend des prises de position esthétiques.
L’objet est au cœur de la création armanienne. Les séries sont autant de variations par rapport à l’objet. Tout au long de sa vie, Arman s’est intéressé au statut de l’objet et au rapport que les sociétés modernes entretiennent avec lui par le biais de ses accumulations. Dans ses accumulations Arman utilise le plus souvent des objets de même type qui sont en même temps nettement différents entre eux, soit par leur couleur, soit par leur taille, soit même par leur forme. Le registre sans cesse réinventé de l’accumulation constitue la colonne vertébrale de la démarche englobante d’Arman, procédant par étapes et nombreux élargissements, mais aussi interconnexions entre les procédures de polymérisation généralisée (union de plusieurs molécules identiques qui aboutit à un corps nouveau, de poids moléculaire plus élevé) de la production industrielle.
L’exposition rétrospective à la galerie nationale du Jeu de Paume à Paris en 1998 montre, explique Daniel Abadie, son directeur, « les pièces essentielles qui ont marqué le début de chacune de ces séries, le moment où naît l’invention ». On y trouve plusieurs Accumulations Renault, sculptures tout en capots empilés, fils de bougie ou ailes de voiture, vilebrequins soudés, coupes de culasse, feux arrière etc., mis sans réserve à sa disposition.
Arman représente la France à l’Exposition Universelle de Montréal « Expo 1967 » avec ses premières accumulations d’éléments d’automobile qui marque le début de la collaboration avec la Régie Renault, sous l’égide d’Art et Industrie, qui s’étendra sur les deux années suivantes et aboutira à la création de 110 œuvres. Les accumulations créent la surprise. Arman donne en effet un nouveau destin à ce matériel, le moins poétique qui soit. Soudées, incluses dans le bois ou dans la résine polyester, les Accumulations Renault parcourent les grands musées européens. Du point de vue de la procédure dans sa version monumentale, il n’est pas douteux que le chef-d’œuvre d’Arman dans le champ des accumulations reste à ce jour sa collaboration avec les usines Renault à partir de 1967. Arman réalise au sein de l’usine Renault des assemblages d’éléments d’automobiles dans un mouvement de cascade. Mais à l’ombre de cette culmination dans l’œuvre, tant en amont qu’en aval, Arman n’a cessé de revenir au principe de l’ accumulation qui semble être l’épine dorsale des multiples procédures, et ce jusqu’à imprimer dans l’’histoire de l’art de la seconde moitie du XXe siècle une référence conceptuelle et plastique dont il faudra bien un jour prochain étudier l’influence sur nombre de jeunes sculpteurs contemporains comme l’anglais Tony Cragg, des américains Jeff Koons, Ashley Bickerton et bien d’autres. Ils ont de leur coté privilégié les objets manufacturés neufs.
Accumulation de Renault n° 103
Dans une interview avec Daniel Abadie Arman affirme qu’il s’est servi « des choses vraiment bien » de Marcel Duchamp. « Par exemple le Nu descendant d’un escalier n’est pas la meilleure peinture de l’époque – elle relève d’un certain futurisme- mais c’est quand même un tableau très important. Sa différence avec le futurisme, c’est qu’il est plutôt dans une séquence à la Muybridge que dans ce côté mécanique de l’éclatement, qui est propre aux futuristes italiens. Duchamp est presque le seul artiste qui, à l’époque, pensait en termes de séquence. Avant qu’il ne devienne le père des ready-mades, il avait donc déjà une position très intéressante. »
- Marcel Duchamp, Nu descendant d’un escalier, huile sur toile, 1912
Dans ce tableau de 1912, Duchamp conjugue les influences du cubisme et du futurisme et fait une référence directe aux recherches photographiques de Muybridge et Marey. Ce que tente Duchamp avec cette œuvre, c’est de traduire le mouvement au moyen de la peinture ; il décompose le mouvement et se désintéresse des détails de la figure humaine qui ne pourraient figer le mouvement.
Les cascades, reflet de la société d’hyperconsommation, soulignent le caractère périssable de la société d’abondance. Dans ces œuvres, Arman, toujours en quête des fétiches de notre société, emploie des objets qui sont absolument identiques. On peut évoquer son accumulation de fauteuils enchâssés les uns dans les autres de 1996 (Spinal Cord). Une cascade de fauteuils renverse la situation de l’établi. Ou cet emboîtement de chariots de supermarché enchâssés les uns dans les autres, dégringolant vers le sol comme dans une descente aux enfers, de 1996 également (Consumer Cascade – La Chute des Courses). Dans ce type d’accumulation, la position des différents objets est très différenciée, certains étant bien verticaux et d’autres presque complètement à l’envers, de telle sorte qu’une très nette différence entre eux est perceptible quant à leur orientation dans l’espace. Spinal Cord, 1996, Accumulation de fauteuils en bois et tissuIl est traditionnel d’opposer aux objets dépréciés et détériorés des Nouveaux Réalistes, les objets rutilants des artistes pop. Sensibilisés au mode d’existence publicitaire de l’objet, ils sont obsédés par le neuf et le clinquant, par l’emballage et la marque du produit de série. Arman n’a pas attendu l’Amérique pour utiliser toutes les ressources, neuves et coloriées, des tubes de couleurs et des pièces fraîchement sorties des usines Renault. Pourtant, les accumulations en cascade de caddies ou de bicyclettes – version revue et corrigée de Duchamp – constituent une nouvelle séquence de l’œuvre. Le sens artistique et le flair sociologique de l’artiste l’orientent désormais vers les objets de la nouvelle quotidienneté du monde occidental – dernier état de la modernité ordinaire. En 1997, Ileana Sonnabend organise dans la galerie newyorkaise la première présentation des « Cascades » : Les objets coupés et assemblés déferlent sur les murs dans un mouvement en cascade.