C’est dans le numéro d’avril 1967 de la revue Opus International que Jean-Jacques Lévêque écrivait :
« On croyait un certain film de Jean Vigo nous l’avait appris quand nous portions nos premiers pantalons que Nice était la ville de quelques ridicules anglaises et le sujet de quelques vilaines cartes postales. Nos grand-mères y allaient à la recherche du soleil et aujourd’hui tout Saint Germain des Prés s’y transporte au mois d’août par goût d’un exotisme confortable et conventionnel. Ni¬ce, c’est encore le cadre de quelques vertiges minutieusement analysés par Le Clézio. Et voici qu’à grand renfort de publicité (gratuite), avec manifeste, cérémonies et même journal spécialisé (dirigé par Alocco) l’Ecole de Nice surgit au milieu d’un long sommeil béat et satisfait de la peinture pour liquider à bas prix les prestiges de l’Ecole de Paris.
L’Ecole de Nice est elle en mesure de se substituer à celle qui réunit à Montparnasse les Soutine, Modigliani, les Chagall, les Picasso, et tant d’autres venus des horizons les plus divers ?
La question traditionnelle se pose : Qu’est ce qu’une Ecole ? Celle de Paris ne fut jamais une unité esthétique, tout au plus une étiquette lâche, facile, pour réunir des personnalités très diversifiées. L’Ecole de Nice n’aurait elle pas plus d’unité ? Entre Arman et Ben, entre Malaval et P.A.Gette, quel lien peut on établir ? Tout au plus un refus très tranché de l’art traditionnel (ce qui pour certains est sain et, pour d’autres, néfaste) et surtout la tentation louable de définir une certaine poétique de ce temps. Je crois que Nice, mieux que Paris mais ceci parce que Nice peut se voir dans un miroir définit une époque : la nôtre. Ce pourrait être Biarritz ou Cherbourg, Boulogne sur Mer ou La Rochelle si ces villes avaient eu la chance de rallier à elles les divers éléments qui permettent à Nice, et à Nice seule, d’être le creuset d’une idéologie actuelle : la mer, le soleil, le sable, les bars, les cover girls, le jazz (Juan les¬Pins n’est pas loin) et un certain ton moderne dans le décor, un côté Hollywood sur Méditerranée avec piscine suspendue dans les rocailles, légion de transatlantiques aux couleurs vives, monstrueux étalage de gadgets en matière plastique.
Oui, Nice c’est notre paradis pasteurisé et tranquille.
A partir de là, un art pouvait s’édifier qui adhérât à cette réalité fabriquée. Cet art, l’Ecole de Nice l’a, en quelque sorte, façonné. L’unité de l’Ecole de Nice est en somme dans ce ferment commun, comme l’unité de l’Ecole de Paris existait dans le noctambulisme, le Dôme, les noceurs du carrefour Vavin et la drogue. S’il fallait définir l’esprit de l’Ecole de Nice, on dirait qu’elle est l’adolescence de l’art actuel. De l’art qui se cherche, qui édifie ses critères, ses bornes, ses repères dans le temps et dans l’espace. Notre réalité a ses beautés spécifiques : les machines à sous, les juke boxes, les autoroutes (avec ses longues et sinueuses sculptures que sont les échangeurs), les couleurs joyeuses des matières plastiques, les néons, les nickelages étincelants des voitures, que sais je ? L’Ecole de Nice tend à définir le merveilleux moderne ».
Un visage de Gilli, sous-titré « Gilli, Ecole de Nice », une une œuvre de Farhi , sous-titré « Farhi, Ecole de Nice » et un texte de Ben (tirer horizontalement et en ligne droite le plus loin possible, attacher au lieu atteint, recommencer dans une autre direction) illustraient le propos.
Si l’exposition « 50 ans de l’Ecole de Nice » au Musée Rétif se termine le 18 décembre 2010, le 4 décembre aura lieu une mise au point symbolique avec Déclarations et Performances. Interrogé dans une interview filmée que je montrerai ultérieurement, Claude Gilli a rappelé à quel point le nouage « Ecole de Nice » s’est fait par lui et ses copains dans la fantaisie, la liberté, l’originalité, l’agressivité, et que c’est cette période inaugurale de recherches menées dans la rue, dans les Prisunic, à la plage, à la terrasse des cafés, dans leurs ateliers où des outils modernes engendraient de modernes possibilités – que c’est cette période que, pour sa part, il appelle « Ecole de Nice ». Mais il reconnaît qu’ils avaient reçu des aînés des choses à explorer pour pouvoir les remettre en questions, et, qu’aux deux ou trois générations suivantes (de l’Ecole de Nice) ils passeraient, de la même façon, le témoin.
Et Claude Gilli d’insister sur le fait qu’à ce moment-là il fallait un homme qui rassemble, et que ça a été Alexandre de la Salle. Un homme donc qui, selon sa propre vision, ses propres définitions, relancerait tous les dix ans une formule « Ecole de Nice » revisitée.
Et c’est ainsi qu’un jour, en 1997, Nivèse fut invitée « officiellement » dans une exposition « Ecole de Nice », alors qu’elle n’avait cessé de frôler, croiser, traverser celle-ci.
Nivèse, Nives, Neige
Nivèse donc qui doit à son Istrie natale son prénom de Nives, Neige. Istrie italienne, puis autrichienne, puis française, puis yougoslave, ce qui entraîna l’émigration des Italiens, dont Nivès, qui, avec sa famille, en 1947, à l’âge de trois ans, partit pour la Wallonie où son père Romano Oscari exercerait le métier de mineur. En 1957 le film de Paul Meyer « Les enfants du Borinage », où jouent les frères et sœurs de Nivès, montre la remontée des ouvriers en benne, leurs yeux cernés d’un noir qui fait de leurs prunelles des trous de lumière... « Ils étaient comme maquillés de khôl, dira Nivèse, ils étaient transparents ».
Il lui reviendra petit à petit que les parois des bennes étaient des grilles, des dentelles de métal variées, croisillons dont sont faites les architectures qui brodent le paysage de roues, de tours, de piliers, de châssis à molettes, de traverses, architectures qui structurent les usines, filatures ou aciéries... Lorsque la « transparence » deviendra élément du vocabulaire pictural de Nivèse, elle en parlera comme d’une « rédemption ».
Et beaucoup plus tard, de sa sculpture réalisée en Corée du Sud pour le Symposium de Pusan, elle dira : « Le personnage figuratif intégré au pied de ma sculpture représente évidemment l’homme. Elle s’intitule « Entrer dans l’an 2000 », et, bien sûr, cet homme tente avec l’énergie du désespoir et une force décuplée de s’introduire dans la transparence des ouvertures des cloisons évidées.
Mais patience, nous n’y sommes pas encore.
Quelques tours de piste sont à accomplir en attendant de plonger dans le monde du futur, inconnu. Que l’homme du prochain millénaire soit un messager de paix et rempli d’espoir. » Entre l’Istrie, la Belgique et Nice, son périple inscrit Nivèse dans cette « diaspora semblant être la condition commune des créateurs d’aujourd’hui », expression de Claude Fournet en 1995 concernant l’exposition du MAMAC où figurait Nivèse.
Dans la logique de ces Alpes-Maritimes qui furent tant savourées par des étrangers amateurs de beauté, de poésie, de création, Nivèse, deux fois émigrée, devint un jour une artiste du « Cœur de Nice » comme l’écrivit Frédéric Altmann en août 87 dans le journal Le Cœur de Nice (Lu Amic de Nissa Vielha) : « Près du Cours Saleya, Rue Saint-Suaire, une artiste discrète exécute dans son Atelier-Loft une œuvre très personnelle. Son nom : Oscari Nivés, une femme blonde au regard bleu. Carrière jalonnée de succès hors de nos frontières, récemment une exposition personnelle aux Etats-Unis (...) Nivés Oscari aime le Vieux-Nice ; elle adore la liberté, rire et ne se prend pas au sérieux. Acropolis, depuis le mois de mars 1987, possède une œuvre de Nivés en bois découpé de 3,40 x 3,40 m, un hommage à Miss Liberty. De nombreux écrivains ou artistes ont écrit sur elle, Michel Butor, Michel Thévoz, Le Targat, Jean Fornéris, André Verdet, André Villers, Yves Bayard, Nicole Laffont etc. Dans le monde difficile de la peinture, il est rare qu’une femme puisse avoir sa place au soleil, cela est encourageant. Nivés Oscari trace un chemin pour d’autres espoirs... Le Cœur de Nice est une pépinière d’artistes de talent. La plupart des grands du monde de l’Art contemporain sont issus du Vieux-Nice : Bernar Venet, César, Farhi, Sosno, Angel, Geneviève Martin, artistes confirmés... ».
C’est en décembre 1974 que Frédéric Altmann avait ouvert sa galerie « L’Art Marginal », où exposèrent de nombreux artistes aujourd’hui renommés, et quelques jours plus tard Nivès en avait passé le seuil. Dans son autobiographie « Photographies d’une vie » (ed. de l’Ormaie), Frédéric décrit cette entrée fracassante.
Passionnée de peinture depuis l’enfance, Nivèse aime dessiner dans son coin, reproduire Gauguin, Bacon, plus tard elle prend des cours du soir aux Beaux-Arts de Jemappes, et, début des années 60, entend parler d’Arman, César, Klein, Raysse, des happenings de Ben, qu’elle trouve génial. En 1973 elle décide de venir en vacances à Sospel. Elle ne retournera jamais vivre en Belgique. Reçue à la Villa Arson, elle s’ennuie vite : « Si on veut créer, mieux vaut faire un stage en usine. Les idées on les a ou on ne les a pas, le problème, c’est de dominer la technicité ».
Mais de la technicité elle va pourtant prendre ce qui mène à la « structure », comme le montre le « Graphe n°7 » de son époque Beaux Arts à Nice, ce que confirme le « moucharabieh » bleu de 1991 derrière lequel elle se cache sur la couverture du livre « Nivèse, la part féminine de l’Ecole de Nice » (France Delville, éd. Melis), car cette grille aussi s’appelle « Graphe ». Mais Nivès, en ébullition créatrice, quitte l’école, cherche son fil, qu’elle trouve dans les dentelles des Puces, pour une nouvelle archéologie.
Et ce seront les « Ex-Votos à la Putain », versions modernes de la Dentellière de Vermeer sur le mode de projectiles envoyés à la figure du monde de l’art, les textes des critiques, écrivains, conservateurs, s’en montrent touchés, de ces projectiles, mais pas comme par ceux de Niki de Saint-Phalle.
Nivès et Niki
Nivès et Niki, deux prénoms mythiques avec lesquels jouera Pierre Restany. « Niki/Niké » : la Victoire, et la « neige » de Nivès. Pour « La Liberté » de Nivès, non pas une carabine mais un cutter. Les « Ex-votos à la Putain » reflètent la passion pour les Puces de la génération 68, passion qu’avait inaugurée Claude Gilli. Dans « La poésie au ras du sol » Restany écrit qu’entre 1958 et 1962, le niçois Claude Gilli était retourné aux sources immédiates de son milieu natal, foire, brocante, marché aux puces, cimetières. Sur les « Ex-votos à la Putain » de Nivèse (Nivés deviendra Nivèse), entre autres Verdet, Deroudille, Serge III, Bayard, Jacquemin, Mendonça, Godart, Gaudet, Le Targat, Vicky Rémi écriront des mots extasiés, de même que Jean Forneris (en 1980 à l’occasion de l’exposition du Musée Municipal de Saint-Paul-de-Vence), sous le titre : « Pour Nivès la fée » : « Comme la princesse Salomé est belle ce soir ! Dans reliquaires, tabernacles, alcôves tout à la fois, NIVÈS, froissant passements, coulées de perles et de strass, constellations précieuses, plis et replis du corps-femme, de réminiscences fouineuses déploie de byzantines transfigurations : de Salomé à Adrienne, de Thaïs à Manon - iconologie et incantation ». En 1990 la Marilyn de Serge III sera quadrillée de fils de fer barbelés, en 2003 celle de Nivèse sera fleurie, comme sont fleuries, entre 1977 et 1980, dans ses Boîtes-Reliquaires, les « Dames ».
Pour l’exposition (1979) chez Paula Khorsand, Galerie 17, Nice, sur l’invitation un texte d’André Verdet : « Fernand Léger eût été ravi devant les objets picturaux de NIVÈS…
Chez Nivès, les songes, les désirs et les émerveillements de la prime enfance au stade de la découverte des premiers jouets en celluloïd ou des premières poupées de chiffon plus ou moins richement ornées tiennent un grand rôle en projection rétroactive de la mémoire. ». Dans son « Guépart » d’avril 1980, Serge III, à la dent si dure d’habitude, rend hommage à Nivèse : « En fait Nivès semble avoir choisi la voie étroite… Dentelles, rubans, perles, visages de poupons ou de femmes, autant de signaux pour piéger délibérément nos réflexes conditionnés…En définitive, ce texte est un témoignage de l’estime que je porte aujourd’hui à Nivès et à son œuvre, car elles en valent la peine ».
Nivèse ne va cesser d’approfondir sa problématique, de décliner des périodes où la construction et ses transparences, ses lumières et ses ombres, s’épureront. A un moment, ayant taillé dans un grand pastel pour avoir le choc de la découpe, elle aura aussi, à New-York, le choc des gratte-ciel. Alors plus de figures, mais de la dentelle pure.
Miss Liberty
Et le cutter va faire place à la scie sauteuse pour découper le bois, le contre-plaqué. Une Statue de la Liberté sera donc acquise par la ville de Nice pour la Collection d’Acropolis, et Nivès va exposer à New-York, événement qui va remuer Presse Niçoise et Presse New-Yorkaise, comme si « Miss Liberty » retournait chez elle. Nicole Laffont titre « Nivès : un pinceau-scalpel à New-York ». Sa Statue de la Liberté inspire Alain Sultan qui en juillet organise « Li estatus de la libertà... », avec Arman, Sosno, Appel, Verdet et Nivès... Le « Magic world » de Nivèse est encore salué par Michel Gaudet : « L’intelligence du travail est ici évidente et nous confirme dans l’attrait que le travail de cette jeune femme a toujours suscité ». Dans l’exposition « Matériaux/Art » de 1987, au Palais-Croisette de Cannes, Oscari Nivès est en compagnie d’Alechinsky, Butor, Angel, Arman, Ben, Cartier, Charvolen, Chubac, Cremonini, Dolla, Isnard, Miguel, Picasso, Sosno, Appel…La nouvelle phase sera encore plus aérienne, Pierre Chaigneau, conservateur du MAMAC parlera de « soumettre et refermer définitivement le métal qui devient œuvre d’art dans la transparence de la lumière, à travers des ombres portées ». Nivèse sera invitée à l’exposition « Nice : nouvelles générations » avec Arman Ben, César, Yves Klein, Pagès, Venet. Tristan Roux dans le Nice-Matin du 8-10-89 remarque qu’à l’Espace Richelieu c’est la première exposition parisienne de ce type depuis « A propos de Nice, la Rétrospective de 1977 à Pompidou. »
Sur cette période Restany écrit : « Le langage de Nivèse est celui de la découpe dans tous les sens et avec ses effets multiples de claire-voie, de caillebotis, de moucharabieh. Des moucharabiehs bleus IKB à la structure immémoriale des pyramides, il n’y a qu’un pas que Nivèse a franchi dans ces derniers papiers découpés. Je serais tenté d’y voir bien plus qu’un exercice de style, un hommage discret à la vertu alchimique de la révolution bleue ».
Dans la longue liste des expositions, citons en 1993 celle chez Antonio et Aïka Sapone au Centro Umanistico de Bellone, et la même année celle à la Galerie Alexandre de la Salle pour « Entre femmes seules » avec Marcelle Cahn, Anna Béothy, Aurélie Nemours, Michèle Brondello, Edmée, Alberte Garibbo, Jani, Maggy Kaiser, Maud Pauït. En 1995 Nivèse est présente dans les portraits de Frédéric Altmann pour l’exposition « Tokio accueille Nice » (photos de Ben, Sosno, Verdet, Arman, César, Nivèse). En fin d’année, dans l’exposition « L’Ecole de Nice, Mouvements et individualités, 1950-1995 », au Meguro Museum of Art, Nivèse cohabite avec Arman, César, Klein, Raysse, Ben, Alocco, Chacallis, Charvolen, Isnard, Maccaferri, Miguel, Cartier, Chubac, Farhi, Gilli, Kalam, Kawiak, Mas, Moya. Et ce sera en 1997 « Ecole de Nice. » à la Galerie Alexandre de la Salle. Dans le catalogue Nivèse déclare : « L’Ecole de Nice c’est une grande école de bavardage où la controverse peut éclater à tout propos ».
Et, en 1998, Nivèse a une exposition personnelle à la Galerie de la Salle intitulée « Entre le vide et le plein ». Et dans le catalogue de cette exposition : « Avec mes découpages, incisions dans le métal ou le bois, j’ai envie de dépasser la contrainte et ainsi d’abolir la surface plane en tentant une nouvelle échappatoire dans l’inconnu, entre le vide et le plein ».
En 2004, à la Galerie Guy Pieters de Knokke-le-Zoute, ce sera l’exposition « Marilyn, Délices de Capoue et Sculptures » , et en 2009, Nivèse à la Malmaison, Cannes, présentant ses « Numérisations ».
Dans le catalogue ralisé par les Editions de l’Ormaie, Frédéric Ballester, directeur du Centre d’art de la Malmaison écrit : « Chez Nivèse c’est bien au quotidien, depuis le passage à l’an 2000, que ses vues sur le temps s’invitent au cœur d’une recherche qui résulte d’une idéation soumise au jeu d’une partie graphique organisée autour du collage… Cet esprit d’ouverture s’éprouve avec constance et s’expérimente dans une poétique plasticienne qui s’associe, pour la réalisation finale, aux technologies actuelles de la communication ».
La part féminine de l’Ecole de Nice, incarnée par Nivèse, est manifestement équidistante du Sensible et de l’Intelligible.
GUY ROTTIER
Et si l’artiste Nivèse a construit son travail sur un désir d’architecture, à l’inverse Guy Rottier a manifesté dans son œuvre d’architecte une immense dimension artistique.
Et tous deux se rejoignent fort bien dans la notion de merveilleux, de liberté, d’audace. Dans une interview filmée en 1997 Guy Rottier remercie Alexandre de la Salle d’avoir compris la possibilité que se rejoignent art et architecture, et d’avoir inscrit son nom dans une exposition « Ecole de Nice », étant donné que dès les années 60 il avait fait partie des groupes d’artistes fondateurs dans l’amitié et la recherche.
Mais que pour eux, architecture et art étaient deux mondes séparés. Tout cela noté par Guy Rottier en toute bienveillance car il se fiche des catégories, il les a transcendées dans son œuvre, apportant à ces catégories non seulement de nouvelles esthétiques mais aussi de nouvelles exploitations.
Au Ready made par exemple, en construisant une villa provençale avec des baraques de chantier (1977-1990).
A l’Architecture Economique, en utilisant des matériaux réputés « non nobles » (maison en tôle ondulée, 1985). Et inventant de nouvelles catégories : L’architecture Ephémère et de Récupération, avec la Villa autobus de 1966, La Maison en carton de 1968, les Maisons en bottes de paille (1980-90). La Nouvelle Architecture de Terre avec la Maison enterrée de 1965, la Maison pour Ben (1965-72).
Les Architectures de Loisirs avec la Maison volante (1964-1983), la Maison à géométrie variable (1983), pour n’en citer qu’une infime partie. Guy Rottier a vécu et travaillé de manière incroyablement anti-conformiste, révolutionnant les concepts de l’architecture, les reliant à la fois à l’écologie, à la sémantique, à un Imaginaire flamboyant qui n’est pas seulement poétique mais politique, au sens où notre civilisation est sommée de se réinventer presque totalement.
Né en Indonésie, à l’âge de huit ans Guy vient avec sa famille s’établir au Rouret, et à Grasse. Pendant la guerre il retourne en Hollande, fait des études techniques à La Haye, puis les Beaux arts à Paris. Il travaille trois ans avec Le Corbusier à Marseille et en 1958, sur la Côte d’Azur, commence à étudier des maisons de vacances en bois inspirées du cabanon de Le Corbusier.
Guy Rottier ne cessera de construire dans le monde entier, dont, en 1968 la villa d’Arman à Vence et, au hasard, un stade pour jeux interarabes à Damas, un marché couvert à Touargas (Rabat), le parking du Palais Royal à Rabat, un espace pour enfants à La Trinité etc, etc.
A Nice, à partir de sa rencontre avec Bernar Venet, il fréquente donc tout le creuset niçois, puis part comme professeur à l’Université de Damas (Syrie), à l’École d’Architecture de Rabat (Maroc). Ses recherches ont engendré quantité de publications de sa plume ou le concernant, et ses maquettes se trouvent dans de célèbres musées.
anti-architecture, anti-design
En 1992 le MAMAC lui consacre une exposition intitulée « Réalisations et architecture inventée, 1947 1990 », et dans le catalogue, Michel Ragon résume ainsi la situation : « Guy Rottier n’est pas un chercheur, c’est un trouveur. Il déborde d’idées et les mène toujours, malgré tout, chacune à leur éclosion. Mobilité de l’architecture, énergie solaire, matériaux périssables, sont quelques uns des fils conducteurs de son action. Il cherche à créer une architecture, un urbanisme, un mobilier qui soient vraiment démocratiques ; c’est-à- dire qui fassent appel à la créativité de chacun, en indiquant des matériaux de récupération presque gratuits. Cette anti-architecture, cet anti-design, est en fait un appel pour une nouvelle architecture, pour un nouveau dessin, débarrassés de leurs contraintes économiques et académiques. Au contraire de nombreux visionnaires qui sont mus par une idée fixe, Guy Rottier est l’homme aux idées multiples. Ses amitiés avec les artistes de l’École de Nice sont significatives à ce sujet. Arman, Ben, Venet montrent ses accointances avec le néo-dadaïsme et l’art conceptuel ».
archi créateur et archi poète
Arman dira de lui en 1999 : « Guy Rottier est archi créateur et archi poète dans une profession où le rendement en cage à lapins est bien souvent le critère de réussite financière et sociale. Guy a l’affection et la reconnaissance des artistes qui le sentent plus proche d’eux, et lui même je crois est plus proche d’eux : ses créations, qui ont parfois le parfum de l’impossible et qui semblent ironiser sur la condition humaine, ont néanmoins plus de chance de survie et d’inscription dans le futur que des cubes à presque vivre qui nous sont proposés ».
Et il aura avec Ben un échange très intéressant de « questions et réponses » le 8 janvier 2008, par courriel.
– Ben - Mon cher Guy, quand toi tu parles d’architecture c’est une vision du monde. Quand un architecte classique en parle, c’est une autre vision. Alors la mienne doit être vieux jeu, car l’architecture pour moi reste un endroit, un espace dans lequel un humain peut vivre et se protéger du vent, de la pluie, de la neige et du soleil.
– Guy Rottier - Tu as dit que tout est art. Est ce que cela inclut l’architecture ?
– Ben - Je répondrais : oui. Une maison, une tour, une caravane sont Art dans la mesure où un artiste peut dire je la signe. C’est ma création ou encore je la signe en tant que ready-made trouvé sur cette terre (moi Ben, je signe les égouts de New York en tant qu’œuvre d’art (Ben 1963). Ensuite, il y a la création collective des peuples, les peuples Inuit signent l’igloo, le peuple bochiman crée et signe sa case, etc.
– Guy Rottier : Est ce que l’architecture est la synthèse de tous les arts ?
– Ben - Je n’aime pas ce mot synthèse. Alors je dirais non. NON.
– Guy Rottier - A mon avis les paquebots, les avions, les TGV, les voitures, les caravanes, les fusées et tout ce qui se construit pour l’homme est du domaine de l’architecture. Si tu es d’accord là dessus, comment expliques tu que le seul domaine qui soit en retard soit la maison de l’homme ?
– Ben - Dans la mesure où je peux dormir, vivre et me protéger du froid, de la pluie, dans un paquebot, un avion, un train, je veux bien accep¬ter que ce soit de l’architecture. Quant au retard de la maison classique, je dirais que c’est parce que l’individu décide de sa maison, qu’il n’a pas envie d’être d’avant garde, d’être moderne, d’un nouveau qui ne vienne pas de lui, il veut retrouver ses chaussons, ses tiroirs, etc.
– Guy Rottier - Est ce qu’une région donnée a une architecture spécifique qu’il faut maintenir à tout prix, alors que tout l’environnement, les habi¬tudes et les moyens de communication ont complètement changé ?
– Ben - Je pense, mon cher Guy, que tu es peut être novateur sur le plan architectural, mais en retard sur le plan ethnologie, sinon tu saurais que les peuples existent avec leur langue et leur culture et que les peuples veulent (à juste titre) survivre avec leur différence, garder leur mémoire, être et rester eux mêmes. Ils accepteront le nouveau, à condition que ce nouveau ne leur fasse pas trop perdre leur identité et leur apporte un bien être qu’ils pourront intégrer à leur vie.
Guy Rottier - Est ce que l’architecture peut s’importer et s’exporter comme la peinture, la sculpture, un bateau ou un avion ?
– Ben - Je ne crois Pas que l’on n’ait jamais pu exporter la peinture d’un peuple sur le territoire d’un autre peuple de façon à ce qu’il aban¬donne la sienne et accepte du jour au lendemain de peindre comme l’autre, sans que cela soit de l’impérialisme. Par contre, on peut exporter la peinture d’un peuple sur le territoire d’un autre pour lui montrer ce que l’on fait. Voilà, Guy, tes questions sont trop compliquées pour moi. Je dirais que Guy Rottier est l’architecte qu’il faut à l’homme pour conquérir l’espace pour Mars ou Saturne, car la question sera de trouver du nouveau pour survivre et ça c’est ton point fort ».
En tous cas, en 1997, dans le catalogue de l’exposition « Trente ans de l’Ecole de Nice » de la Salle, Guy Rottier a été clair : « Le café de Turin, la boutique de Ben, le Félix Faure, le Provence, il n’en fallait pas plus pour que les créateurs aient pu se rencontrer puis exploser sous le nom d’« Ecole de Nice » (Guy Rottier, Belvédère 1997), et : « Un feu d’artifice d’idées nouvelles parties du désert niçois et dont les éclats sont universellement connus sous le nom d’ « Ecole de Nice ». Claude Fournet dira : « Guy Rottier incarne des incitations nouvelles où l’ordre architectural, dans l’espace sub urbain, serait l’enjeu de processus créateurs allant bien au-delà des structures traditionnelles que perpétue l’architecture moderne. Sorte de subversion de l’architecture ludique, et à partir d’elle, propulsion d’un aléatoire où le jeu, le plaisir, la fantaisie, paraphent un univers où l’utopie serait au centre du royaume, tels le cabanon araignée, l’abri qui flambe moins, le village en carton, la maison d’un jour etc. »
Et Jacques Lepage : « Rottier expérimente, découvre, invente. Aucun ressassement, nulle tautologie, il se renouvelle sans faillir. Jamais tributaire d’une mode : fils des dadaïstes, il n’accepte aucune contrainte, subvertit l’académisme et on ose dire qu’il le fait avec une sorte d’espièglerie. On peut dire aussi ludisme. En cela rigoureux et ferme. En architecte qui laisse généreusement ses projets, les confiant à l’avenir. Et pourtant une architecture solaire n’est-elle pas parfaite pour le pays nissart ? »
Et en mars 2000 (Catalogue de l’exposition « Le Paradoxe d’Alexandre » dont il fait partie), Guy Rottier précisera encore : « Alexandre de la Salle. Artiste, collectionneur, réaliste, mécène, passionné, aimable, intransigeant, têtu, infatigable, habile, commerçant, généreux, sérieux, courageux, tenace, travailleur, il fait partie de ces très rares galeristes ouverts aux expériences, aux rigueurs ainsi qu’aux folies des artistes. Voilà en deux mots le portrait d’un homme de goût qui est le seul sur la Côte d’Azur à avoir toujours su mettre, sans relâche, pendant plus de quarante ans, sa galerie à la disposition du progrès et de l’avant garde. Je ne pense pas qu’Alexandre de la Salle puisse un jour s’offrir une chaise longue et un parasol, car sans aucun doute il nous réservera quelque chose de nouveau. Ce magicien de l’art doit nous couver un œuf à surprises. Nous sommes dans l’expectative. En attendant, merci à Alexandre de la Salle, ainsi qu’à France Delville, qui est à ses côtés ».
Réponse d’Alexandre : « Guy Rottier est cet architecte à l’imagination prolixe, boulimique mais étrangement avare de ses réalisations. Comme si elles ne pouvaient s’édifier qu’au terme de longues périodes d’absence, de méditation. Il semblerait qu’occupé à délirer de nouvelles formes architecturales, de nouveaux concepts, de nouveaux procédés de construction, il lui fallait d’abord déconstruire le vaste champ du déjà fait et des innombrables possibles qu’il implique toujours. Ici il y a non seulement inventivité dans les termes même de l’architecture, de ses enjeux, mais d’un esprit ludique, poésie et humour. Et cette interrogation : mais est ce habitable ? Et bien oui, et il n’est que de tenter l’aventure, car c’en serait une, et de vivre, ici, comme dans un ailleurs improbable, mais pourtant parfaitement là : je veux dire, Réel ». Guy Rottier, Précurseur ?