Des années trente aux années cinquante, la danse a tenté de s’abstraire de la réalité et de s’élever avec grâce au-dessus des horreurs de l’époque, mais y a-t-elle vraiment réussi ? S’est-elle réellement détachée de la folie des hommes et de la misère du monde ? La dualité a toujours préoccupé Jean-Christophe Maillot.
C’est le cas cette fois encore où, en faisant de la danse un reflet et le témoignage d’une époque, il revient sur les tourments des grands drames mondiaux du 20e siècle : la guerre de 14-18, le krach boursier de 1929, le nazisme, Auschwitz, Hiroshima... Une succession de visions funestes et oppressantes contre lesquelles il a fallu lutter avec des « vitamines de bonheur » fournies par le cinéma, la comédie musicale en étant une très efficace l’espace d’un instant illusoire.
Pour pénétrer les profondeurs de cette importante forme d’expression dansée du siècle dernier, Choré enchaîne en noir et blanc, comme le cinéma d’alors, des tableaux évocateurs de moments tragiques de l’époque de gloire de la comédie musicale. Difficile d’exprimer la vérité en gestes et en mouvements. Ne lésinant pas sur la fantaisie et les références, Jean-Christophe Maillot interpelle Gene Kelly, Maurice Béjart, Lucinda Childs, Fred Astraire... Ces évocations ne sont pas des collages, mais un héritage assumé, rendant ainsi hommage aux acteurs, aux danseurs, aux chanteurs de la comédie musicale. D’ailleurs ce ballet de fantômes ou de morts-vivants se termine en explosion de joie. Mais cette liesse n’est-elle pas feinte ? Ne serait-elle pas une fausse gaieté dans un monde qui s’auto-asphyxie ?
Durant toutes ces horreurs, la danse continuait...
Les comédies musicales sont emblématiques de ce que l’art donne à voir. De quoi la danse se nourrit-elle ? Quel rôle a-t-elle pu jouer dans ces différentes périodes tragiques et jusqu’où peut-elle s’émanciper de son rapport à l’Histoire ? Dans un monde rempli de cendres, peut-on vraiment danser légèrement pour échapper à la pesanteur ? Il fallait une gaieté enjouée pour combattre la morosité, mais l’influence de la guerre s’exprime dans les bataillons de chorus girls ou le ronflement des avions qui s’immerge dans la musique. Des jeunes filles en uniforme et des chorégraphies quasi-militaires envahissent Hollywood. L’insouciance est donc factice !
Jean-Christophe Maillot a toujours aimé la symbiose des arts, aussi, pour sa chorégraphie, s’est-il associé l’écrivain Jean Rouaud et le plasticien Ernest Pignon-Ernest, deux créateurs avec lesquels se développe, de spectacle en spectacle, une grande complicité. Leurs propositions artistiques de tous ces drames ne sont pas que divertissements mais travail de mémoire. Ne lâchant pas le fil de l’Histoire, leur riche écriture fourmille d’émotions dans cette vision élégante pour saisir le pouls chorégraphique d’une époque et montrer que le terreau sur lequel ont fleuri les comédies musicales a bien souvent dégagé une odeur terrible.
Tout en mêlant le vocabulaire classique à l’univers contemporain, Jean Christophe Maillot attache une grande importance à la dimension esthétique aussi bien les éclairages que les costumes. Ceux de Philippe Guillotel sont insolites et tragiques, et il faut tout le talent de Bernice Coppieters pour porter une époustouflante robe faite de jambes. Elle est immense, ou paraît immense, allongée par ses gestes. A cette richesse visuelle s’ajoutent les musiques de Danny Elfman, Bertrand Maillot, Yan Maresz, John Cage, Daniel Campolini, chacun illustrant un des cinq étourdissants tableaux.
Réjouissons-nous de cette reprise de Choré par les Ballets de Monte Carlo !
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