Sorte d’exercice de style relevé par sa poésie, le film est divisé en deux parties.
La première « Mémoire » est d’une narration plutôt chimérique et désordonnée, tandis que la deuxième « Pavot » est un seul plan-séquence d’une heure en 3D (des lunettes sont distribuées).
La caméra ne quitte pas le héros, opaque et taciturne. Elle serpente avec lui les rues Kaili (ville de l’enfance du réalisateur aussi) où il vagabonde à la recherche de souvenirs dans des zones incertaines et où, hagard, il tâtonne tout au long de la nuit dans une errance romanesque. Comment pourrait-on s’étonner que Patrick Modiano soit l’écrivain préféré de Bi Gan ?
La nuit dont parle le titre signifie sans doute un voyage dans un temps incertain. Des souvenirs sous forme de flash-back voisinent avec des songes où le passé, le présent et le futur se confondent. Bi Gan brise la chronologie, présentant les événements dans un ordre apparemment aléatoire. Dans la trame elliptique, s’esquissent pourtant des souvenirs venant d’une mémoire rendue confuse par le temps écoulé. Des rêves s’y mêlent, même dans un morceau de bravoure impressionnant : ce long plan-séquence en relief qui forme la deuxième partie du film. Le héros est alors au cinéma.
Un film pourrait-il être un rêve collectif ?
Révélé il y a deux ans avec l’hypnotique « Kaili Blues », son premier long-métrage, Bi Gan, qui aura 30 ans au cours de cette année, est l’un des espoirs du cinéma mondial. L’acuité de son regard en fait un jeune cinéaste prometteur. Les mouvements étranges et fluides de sa caméra dénotent chez lui un exceptionnel sens de la mise en scène. Ici, il s’aventure encore davantage dans un univers poétique que dans son précédent film, au point de perdre tout lien avec la réalité.
Le film réunit Wei Tang, vu dans « Lust, Caution » (2007) d’Ang Lee, Sylvia Chang, remarquée dans « Au-delà des montagnes » (2015) de Jia Zhangke et Jue hang, aperçu récemment dans « Le portrait interdit » de Charles de Meaux.
Autant placé sous l’égide de David Lynch que de Wong Kar-wai, « Un grand voyage vers la nuit » aurait pu représenter la Chine dans la compétition à Cannes où le film était sélectionné dans la section « Un Certain Regard ».
Certains n’ont pas aimé ce film, déroutés par sa déconstruction narrative ressentie comme de la confusion – et tout rêve entraîne à une certaine somnolence. Pourtant nous ne saurions trop vous recommander de pénétrer cet univers onirique qui aurait tant plu aux surréalistes.
Caroline Boudet-Lefort