Encore une fois intéressé davantage par les personnages féminins, Kantemir Balagov s’attache dans « Une grande fille » au retour à la vie civile de deux anciennes militaires de l’Armée rouge, au lendemain de l’interminable siège – durant 3 ans - de Leningrad qui n’a laissé que ruines et décombres, aussi bien physiquement que moralement.
Le réalisateur s’est inspiré de témoignages de combattantes soviétiques de la Seconde Guerre Mondiale, réunis dans « La guerre n’a pas un visage de femme », livre de Svetlana Alexievitch (Prix Nobel de littérature en 2015).
Personnages inhabituels au cinéma, les deux héroïnes sont surprenantes. Une grande bringue blonde (celle du titre) et une petite brune piquante prennent vie dans l’intensité de leur duo singularisé par une relation d’emprise. Ce qui permet d’imaginer ce qu’elles ont pu vivre durant la guerre et dont elles n’arrivent pas à parler, mais que le spectateur imagine en creux, en les voyant l’une et l’autre brisée chacune à sa manière. Infirmière très dévouée, la première est victime d’étranges crises d’épilepsie et son amie, aide-soignante, qui se présente comme plus délurée, est cependant plus triste encore, son énergie n’étant que provocation défensive. Comment ne pas ressentir que l’une et l’autre ont vécu d’horribles drames qui ont laissé leurs traces ?
L’amitié tourmentée des deux femmes, liées par un secret dans leur passé militaire, s’exprime autour d’un désir inassouvi d’enfanter. Cette amitié déborde jusqu’à des rapports sexuels entre elles (peut-être pour que le film soit dans l’air du temps !).
Plombé par ce dramatique après-guerre à Leningrad, ville qui a particulièrement souffert, ce film attachant est un joyau sombre et ardent.
Les choix musicaux, l’harmonie des couleurs souvent dans des rouges ou des verts très clinquants, l’esthétique des intérieurs comme de l’extérieur enneigé, participent de cette atmosphère oppressante. D’origine du Caucase, le jeune réalisateur (28 ans) insuffle un passionnant malaise. Il cherche avant tout à provoquer des émotions par des scènes qui ébranlent le spectateur, parfois désarçonné en n’étant pas toujours en empathie avec les personnages. Soulignons l’intense interprétation des deux comédiennes aux fortes personnalités à l’opposé l’une de l’autre, Viktoria Miroshnichenko et Vasilisa Perelygina, chacune d’une présence remarquable dans leurs corps si différents.
L’esthétisme du film, son atmosphère fascinante et l’audace des thèmes abordés, ont permis à « Une grande fille » de décrocher le Prix de la mise en scène dans la section Un Certain Regard du dernier Festival de Cannes.
Caroline Boudet-Lefort