Tiraillée entre docilité et désir d’émancipation, Ada est promise par sa famille à un mariage d’argent. Mais, elle aime en secret Souleiman, un des garçons qui n’arrivent pas à obtenir de leur patron le paiement de trois mois de salaires non payés. D’ailleurs le film débute par le tumulte des rues de Dakar et le chantier où Souleiman est un des ouvriers qui construisent l’ « Atlantique », une immense tour futuriste d’une modernité ravageuse.
Sans argent, il décide soudain de s’expatrier en Espagne en s’embarquant sur une pirogue qui sombre tragiquement. Pourtant, on dit l’avoir vu errer dans le quartier, mais c’est son fantôme qui revient jusque dans la vie d’Ada peu avant son mariage. Leur amour persiste par-delà la mort. Le film ne devient pas pour autant fantastique, mais reste attaché à leur relation amoureuse vécue dans la pure intensité d’un présent ravivé par le souvenir.
Quoique tenant la réalité à distance, « Atlantique » est comblé d’éclats de vérité avec sa capacité à mêler le réel et l’imaginaire, le concret et l’onirisme, dans cette belle histoire d’amour et cette grande fiction politique empreinte de poésie.
Au cours du mariage d’étranges phénomènes se produisent dans l’appartement d’un kitsch outrancier pour signifier la richesse du fiancé. D’abord un incendie se déclare, auquel s’ajoutent d’autres mystères que chacun peut interpréter comme il veut, mais, pour Ada, il est certain que c’est le fantôme de Souleimane qui se manifeste. Durant la traque policière, l’enquêteur est lui-même gagné par l’ombre de celui qu’il cherche et tout spectateur du film est pris par l’imaginaire, le mystère et la magie qui recouvre la vie d’Ada. Les scènes se bousculent, elles tourbillonnent comme l’esprit de la jeune fille en plein chaos.
C’est aussi le combat d’une Afrique meurtrie qui compte ici, en mêlant la fable politique à l’émouvante histoire d’amour. Un combat intense, volontaire, ancré dans l’instant où il s’agit de survivre dans un monde indifférent et cynique. Mati Diop donne une ampleur romanesque à l’Afrique traversée d’images saisissantes, à laquelle elle ajoute la solidarité féminine avec le problème récurent de la place des femmes dans cette société et leur désir d’une société plus juste. Reste la majesté, l’immensité de l’océan vu sous diverses luminosités et toujours magnifique !
Nièce du grand réalisateur Djibril Diop Mambéty, Mati Diop était actrice dans « 35 Rhums » de Claire Denis et avait déjà signé un moyen-métrage documentaire « Mille Soleils », encensé par la critique. Elle souhaitait réaliser un film sur cette jeunesse qui se noie en mer et dont elle dit que « quand l’un décide de partir, c’est qu’il est déjà mort ». C’est ce qu’elle a illustré avec cette histoire d’amour et de fantômes sur fond d’exil et de lutte des classes, puisque des ouvriers sénégalais s’unissent depuis l’au-delà contre leur patron.
D’excellents comédiens (Mame Bineta Sale, Ibrahima Traore, Amadou Mbow, ...) interprètent cette fable politique, avec une telle intensité qu’on ne peut qu’adhérer à cette grande histoire d’amour qui chemine dans notre mémoire.
Première réalisatrice noire à entrer dans la compétition cannoise (après 72 sélections de films), Mati Diop a reçu, pour son premier long-métrage, écrit avec Olivier Demangel, le Grand Prix (deuxième récompense après la Palme d’Or), au dernier Festival de Cannes.
Caroline Boudet-Lefort