Comment a-t-il pu en arriver là ? Sans hostilité ni scène, Giulio décide de quitter sa vie confortable, sa femme qu’il aime, ses enfants qu’il adore, car le couple est en crise... C’est alors que les difficultés commencent avec les restrictions financières d’un budget impossible à boucler.
Brutalement confronté aux contraintes matérielles, il doit sans cesse faire des comptes. Compter, toujours compter, soit l’argent, soit les jours pour l’échéance de factures ou le salaire... Car Giulio a un travail, il tente même de cumuler les boulots, aussi les services sociaux, avec leur logique comptable, ne lui viennent-ils pas en aide puisqu’il n’est pas sans la moindre ressource : peu, c’est encore trop ! Trop « riche » pour avoir une aide, trop pauvre pour vivre correctement. L’escalade va vite, il en arrive à dormir dans sa voiture dans une impasse aussi laide que sa vie au milieu de grands immeubles, mais là aussi il doit partir : c’est interdit. Il n’a de place nulle part.
Malgré son obstination, sa bonne volonté de travailler, Giulio est devenu un « équilibriste » d’où le titre. En Italie, c’est ainsi que sont appelées les personnes en situation précaire qui se multiplient de plus en plus là-bas comme ici. Le cinéaste ne mise pas sur les conflits liés au divorce, tels les enfants qu’on se dispute, mais, par une description réaliste sans pourtant jamais être sordide, il montre la chute inéluctable liée au manque d’argent. « Le divorce, c’est pour les gens riches », dit un personnage.
« Les Equilibristes » s’impose avant tout comme le miroir d’une société en déliquescence, un cauchemar universel. Son pathétique héros, qui défend sa dignité jusqu’au bout, semble un homme au bord du vide qui décroche de la société et devient peu à peu l’ombre de lui-même, un fantôme qui marche. Son comédien, l’excellent Valerio Mastandrea, a fait tout un travail sur le corps (épaules voûtées, tête rentrée,...), son regard porte toute la bonté du monde. Son personnage n’arrive plus à s’adapter à son milieu naturel
d’avant, avec des retrouvailles à haut risque le soir de Noël où il ne peut même plus parler.
Ce n’est pas à cause de ses lèvres gercées, mais de la distance irrévocable, aux choses et aux êtres, qui s’est installée. On ressent le mal-être de ce mort-vivant, sa perte de boussole, sa sortie de rails qui nous attriste et rend le film si émouvant. Tous les acteurs humanisent délicatement leurs personnages, la femme Barbora Bobulova, la fille Rosabell Laurenti Sellers en adolescente futée.
Présenté à la dernière Mostra de Venise dans la sélection Horizonti, le film commence comme une comédie (le rire fuse), mais il tourne vite en tragédie. Basé sur une histoire vraie (nous savons bien que c’est loin d’être un cas unique, et que trop nombreux sont ceux qui vivent ainsi), le film d’Ivano de Matteo ne se veut pas politique, mais il propose un témoignage amer qui dénonce la société d’aujourd’hui et parle de l’ambiguïté de la solidarité - on retrouve la même idéologie que dans La Bella gente, son film précédent. C’est cependant un film engagé. Engagé à peindre une réalité douloureuse, et surtout à rappeler, au coeur du tragique d’une vie ordinaire, à cultiver une certaine morale pour ne pas aller vers des destins d’animaux égarés dans la grand-ville. « Les Equilibristes » se termine de façon banale, artificiellement dramatisée par un suspense, avec une fin heureusement restée ouverte pour laisser une petite lumière.