Par son sujet, le film évoque « Le Père Goriot » de Balzac quoiqu’il n’en soit pas le point de départ. Si le film et le roman racontent l’histoire d’un père qui se défait de ses biens pour aider ses filles, le traitement est totalement différent. L’époque d’abord, le lieu ensuite ! « Le Démantèlement » se déroule au Québec – avec l’accent - loin des mondanités parisiennes du XIXe siècle qui truffent le roman de Balzac.
Le personnage principal du film est un fermier sexagénaire (l’émouvant Gabriel Arcand) qui élève des moutons dans une région rurale au Nord du Québec où le temps est lent, répétitif, rythmé par les saisons. Peu à peu, le spectateur comprend qu’il est séparé de sa femme, qu’il a deux filles qui se parlent à peine et que lui-même voit rarement : elles vivent loin, à Montréal. Pour aider sa fille aînée en proie à des difficultés financières, il démantèle sa ferme, avec tout ce que cela comporte de douloureux, quand l’énergie d’une vie est tristement stoppée. Habité d’un envahissant amour paternel, il vend tout, maison, troupeau, terre familiale... Mais lui aussi est « démantelé », comme l’expriment les discussions avec une constellation de personnages secondaires. L’un d’eux dit « Une ferme, ça ne se vend pas, ça se transmet » La courroie de transmission est brisée, voilà qui annonce la propre fin de cet homme.
Lorsque le film commence, le père est dans l’impatience de l’arrivée annoncée de sa fille aînée qui vient enfin le voir, mais sa venue n’est que pour lui demander de l’argent, et elle osera précipiter son départ dès qu’elle a la promesse de l’aide matérielle désirée. La visite de la seconde est plus affectueuse et touchante, mais, comédienne, elle est happée par le théâtre auquel sa conversation revient sans cesse. Son plaisir serait que son père vienne la voir sur scène. Malgré ses promesses, gestes, regards et inflexions de voix disent qu’il n’ira pas. Entre filles et père, les choix de vie sont trop différents et les préoccupations à l’opposé.
Pour Sébastien Pilote, l’étincelle de départ du film est venue d’un maraîcher ami qui n’avait pas pris la relève de son père. Au Canada – comme ailleurs – le milieu agricole est en danger : les dettes et les contraintes de présence constante à la ferme ont vite fait de décourager tout travail d’éleveur. Tout cela est exprimé dans « Le Démantèlement », même si la trame essentielle est l’amour qu’un père porte à ses filles pour lesquelles il se sacrifie. Il reste pourtant un perdant magnifique et sa pente descendante peut être vue comme un acte d’héroïsme. Il craque en sourdine, comme un homme qui n’a pas l’habitude de pleurer. Donner, est-ce une manière d’aimer ? Se fait-il des illusions quant à ses filles qui ne manifestent que de l’indifférence ? Il n’est pas dupe. Se dépouillant pour elles, il ne récolte qu’ingratitude, comme si cela était naturel. Sans perdre sa lucidité, il cherche à se persuader de leur amour, mais elles n’en donnent aucune manifestation, chacune prise dans sa vie familiale ou professionnelle.
Dépouillé, estimant qu’il ne lui fallait rien, il doit s’accoutumer à sa nouvelle vie. Son monde se renverse avec une inhabituelle vacuité du temps dans le minuscule logement d’une petite ville voisine où il est réduit à vivre, après avoir connu des espaces infinis. Mais comme le Père Goriot, il pense au bonheur de ses filles pour lequel il s’est sacrifié par amour...
Sélectionné par la Semaine de la Critique, Le Démantèlement a obtenu un franc succès au dernier Festival de Cannes. Avec une mise en scène classique, sans esbroufe, et une discrétion qui laisse l’attention se centrer sur les personnages de cette chronique sacrificielle, le film est toutefois porté par le souffle du grand cinéma classique américain, avec tout ce qu’il faut d’émotion et de paysages lyriques.