Sur une route caillouteuse entourée à l’infini de plantations de canne à sucre, un homme marche, une petite valise à la main. Il revient dans sa maison qu’il a fuie dix-sept ans plus tôt. Il va tenter de retrouver sa place et de renouer les liens avec sa famille. Celle qui fut sa femme le rejette, incapable de lui parler tant ses ressentiments se sont accumulés. Sa belle–fille travaille aux champs, tandis que, son fils, malade, reste alité. Seul, un gamin, son petit-fils inconnu, lui adresse quelques mots.
Aux pieds des Andes, la maison est isolée, mais, durant la saison du brûlage, elle subie en continu la pluie des cendres des plants de canne à sucre. Cette poussière blanchâtre permanente infeste les poumons, raison pour laquelle tous toussent ou s’étouffent, et que le fils se trouve à l’agonie. Pourtant la mère ne veut pas quitter sa terre paysanne. Ce refus fut la cause du départ de son mari, seul, des années auparavant. Certes, son voyage ne l’a mené nulle part, mais il voulait s’éloigner de cet enfer sur terre. A son retour, il ne retrouve que des silhouettes, une femme qui dit ne plus l’attendre - et qui force la compassion comme dans une tragédie antique -, un fils entre la vie et la mort, verrouillé à l’intérieur de la maison. Et le vent, la poussière du temps, la parole des morts, le silence minéral des terres abandonnées...
Au-dessus de ce monde impitoyable, la réalité oscille entre l’univers morbide de la maison et le travail harassant des ouvriers agricoles de l’intensive culture sucrière. Hallucinés, harassés de souffrance, usés et appauvris par des semaines de travail sans salaire, les coupeurs de canne à sucre vont se révolter. Attachés à leur terre, exploités, anéantis, ils restent dans leur vision illusoire du progrès. Tout s’entremêle comme si le collectif « politique » conditionnait l’intime et dérivait vers des horizons plus secrets reliés à l’affect et au doute. Personne ne parle et le silence en dit long.
Le rythme de ce film remarquable est donné par l’état émotionnel des personnages et par l’évolution de leurs sentiments. Une puissante nostalgie les lie entre eux, parfois par l’intermédiaire des choses, des lieux.... Lieux pourtant limités à la maison, un arbre, un banc et des plantations à perte de vue.
César Acevedo pensait avoir tout oublié d’une période douloureuse de sa vie autour de la disparition de ses parents. Ses souvenirs se sont ravivés au cours du tournage de ce film sur une communauté perdue de la vallée du Cauca qui parle indirectement de ses racines.
Envoûtant, hallucinant, « La terre et l’ombre » montre une certaine Colombie en cendres et présente un aspect du pays différent de celui découvert dans « L’étreinte du serpent » de Ciro Guerra dont nous avons parlé récemment.
Nullement formatée, cette chronique fantomatique tout à fait singulière - sans esbroufe, avec de multiples plans fixes et peu de mouvements de caméra - procure une forte émotion. On y trouve une sensibilité si fine qu’on sait déjà qu’elle est l’oeuvre d’un esthète. Les coupeurs de cannes à sucre sont interprétés par de véritables coupeurs. Seules les deux actrices (Hilda Ruiz et Marleyda Soto) sont professionnelles. Le film se clôt sur le visage bouleversé de l’enfant qui rencontre la mort pour la première fois.
Présenté en compétition à la Semaine de la Critique, « La terre et l’ombre » a permis au Colombien César Acevedo de repartir de Cannes avec la Caméra d’or, récompense attribuée, toutes sélections confondues, à un premier film par un Jury spécifique, présidé l’an dernier par Sabine Azéma.