Combattre la grippe par l’alcool est un choix, au moins dans la Russie post-soviétique où se déroulent le livre et le film.
L’un et l’autre décrivent l’ivresse de Petrov, un auteur de bandes dessinées, qui souffre d’une mauvaise grippe. Pour faire baisser sa forte fièvre, il se laisse entraîner par un ami incontrôlable dans une déambulation inondée d’alcool où il fait des rencontres en tous genres. Ce périple, rempli de péripéties, dérive entre fantasmes et réalité. Tout est perçu à travers la fièvre de Petrov, et ses perceptions se déforment : le monde se met à flotter !
Sous l’effet d’un abus de vodka, Petrov en vient à se confronter à ses souvenirs d’enfance à l’ère soviétique qu’il identifie à son présent actuel. Tout dérape dans une noirceur grotesque et une sentimentalité exacerbée, entre les sensations venues du fin fond de l’enfance et ses angoisses du moment, entre ses émois sexuels, ses pulsions de mort et sa nostalgie d’un pays qui n’a plus l’âme tourmentée du passé, quoique...
Dans cette nuit glacée, la fièvre grimpe et la vodka fait un effet plutôt étourdissant que soulageant.
Emmitouflé dans sa grosse veste en peau de mouton, Petrov enchaîne les cauchemars, entre passé et présent, entre sa femme dont il est séparé et les passagers d’un bus, entre disputes absurdes et discussions politiques, entre descentes de police et fête pour enfants,...
Les films de Kirill Serebrennikov sont d’une liberté de ton qui peut aller jusqu’à la provocation. Ils ne manquent ni d’une énergie frénétique, ni d’une certaine audace parfois outrancière. Tous excellents, les comédiens s’accordent à merveille à ce style : Yuriy Borisov (vu récemment dans « Compartiment n°6 »), Semyon Serzin, Chulpan Khamatova,... Ils n’hésitent pas à forcer la dose de leur gueule de bois dans ce voyage où l’imagination va bon train.
Après avoir présenté « Le Disciple » en 2016 dans la section Un Certain Regard, Kirill Serebrennikov a fait ses débuts en compétition à Cannes en 2018 avec « Leto » (sur la scène rock underground à Leningrad dans les années 1980), alors que, durant le tournage en août 2017, il avait été arrêté et inculpé pour un (supposé) « détournement de subventions publiques » allouées à sa troupe de théâtre. Assigné à résidence, il est donc tenu de faire ses mises en scène à distance et devient expert en visioconférence : il se sert de la vidéo pour régler ses mises en scène depuis chez lui.
Etre sédentaire ne l’empêche pas de rester très actif et plein d’énergie : il n’est pas seulement réalisateur de films magistraux, mais, avec un appétit d’ogre, il met aussi en scène théâtre et opéra.
Pour lui, travailler c’est vivre et se détourner de ses incessants procès abominables.
Encore plus confiné que tout autre par son interdiction de sortie du territoire, Kirill Serebrennikov n’a pu davantage venir présenter « La fièvre de Petrov » en juillet dernier au Festival de Cannes que pour « Leto », trois ans auparavant.
Caroline Boudet-Lefort