En 1985, elle a publié ce texte sous le titre « La Douleur », en y ajoutant, à la suite, des notes sur sa relation ambiguë avec un « collaborateur », Monsieur X, appelé Rabier dans le film.
Elle espérait, grâce à lui, avoir quelque nouvelle de l’homme attendu, savoir s’il était mort ? malade ? dans quel convoi de « revenants » serait-il ? Elle dit son angoisse insupportable, viscérale, la course à travers Paris, de bureau en bureau. Figure errante, rivée à son téléphone dans l’appartement de la rue Saint-Benoît, ou allant de la Gare d’Orsay à l’Hôtel Lutetia où l’on accueille prisonniers et déportés. Sa douleur varie de l’amertume à l’angoisse irritée.
Avec une redoutable précision et jamais où on ne l’attend, elle parle de son attente fiévreuse, sans nouvelles de son mari, Robert Antelme, arrêté depuis un an comme résistant et expédié en camp de concentration à Dachau. Si les souvenirs peuvent devenir parfois confus, les écrits retrouvés leur donnent toute leur précision.
Dans son adaptation à la fois fidèle et libre de ce récit autobiographique, Emmanuel Finkiel reste au plus près du texte dit en voix-off, mais il en change l’ordre. Contrairement au livre, Rabier, l’agent de la gestapo, apparaît dès le début du film. Interprété par Benoît Maginel qui lui apporte toute l’ambiguïté d’un salaud ordinaire, manipulateur, peut-être sincèrement épris de Marguerite Duras. Il croit pouvoir séduire la femme dont il a arrêté le mari. Naïf ? Cuistre ? Stupide ? Chacun d’eux semble veiller à ne pas se découvrir, à préserver sa part d’ombre et échafaude des stratégies de dissimulation pour ne pas éloigner l’autre.
Chaque parole, chaque son, se mesure au silence.
Obsédé par cette période, Emmanuel Finkiel transmet toute l’ambiguïté de cette relation et, par ailleurs, la présence de l’absent. L’attente devient de pire en pire lorsque les prisonniers reviennent peu à peu et pas Robert Antelme. Pour Marguerite Duras, l’attente est intenable. Tantôt elle garde espoir, tantôt non. Parmi les convois de morts-vivants qui arrivent, son mari n’est pas là. Ce qui provoque sa « douleur », c’est l’attente. Cette attente dont parle aussi le film. C’est le temps de cette attente, insupportable, et de ce déchirement intime qui se prolonge en pleine euphorie de la Libération. Tout bascule avec un appel de François Morland (François Mitterrand) du même réseau de Résistance : Robert est vivant, mais plus mort que vivant.
A la lecture des mots de Marguerite Duras au moment du retour de son mari, on comprend que le réalisateur l’ait jugé non filmable. Les mots sont crus sur l’état lamentable et le déséquilibre organique du « revenant ». Faut-il manger et mourir ? ou ne pas manger et mourir aussi ? Toute reconstitution n’aurait été que maquillage indécent.
Constamment présente, Mélanie Thierry pouvait-elle être une Marguerite Duras crédible ? Evidemment non. Mais son personnage n’en est pas moins fort intéressant et très bien interprété. Avec un mélange de tension et de sensibilité à fleur de peau, elle est très émouvante dans ce rôle casse-gueule. La peur, la colère et la douleur sont étroitement chevillées au corps de son personnage, qui passe insensiblement de la jeunesse à la maturité, et quittera son mari, pourtant tant attendu, pour son amant secret, le résistant Dionys Mascolo (Benjamin Biolay).
Quoique le film ne puisse procurer toute l’émotion du livre, il reste une magistrale reconstitution.
A la fois journal intime et monologue intérieur, le récit de Marguerite Duras évoque l’Occupation que le film restitue avec justesse, entre pannes d’électricité et refuge dans les abris, entre bicyclettes et chansons d’époque, entre chapeaux de feutre et trafic de cigarettes, entre croix gammées, puis croix de Lorraine, lors de la progression des Alliés et la Libération...
Caroline Boudet-Lefort