Avec ce film qui s’est longtemps fait attendre, Sokourov a inventé un nouveau concept : une fiction-documentaire sur des faits véridiques. Francofonia commence par une conversation par Skype entre Sokourov lui-même et le capitaine fictif d’un cargo qui contient dans sa soute de nombreuses oeuvres d’art. Pourquoi ce début ? En voix off, le réalisateur explique le « sauvetage » des oeuvres du Louvre pendant l’occupation allemande. Il met en rapport la destruction due à la guerre et une tempête en mer qui va tout engloutir. Il a fallu un « sauvetage », en 1940 dans Paris occupé où deux hommes sauvèrent les oeuvres du Louvre : un Français Jacques Jaujard, directeur du musée, et le comte allemand Franz Wolff-Metternich, chef de la commission pour la protection des oeuvres d’art. Deux amoureux de l’art, mais aussi deux hommes méritoires et dignes qui menèrent l’objectif qu’ils s’étaient fixé comme s’il était banal et naturel, et sans qu’ils puissent en parler librement, puisque tout devait les opposer. « Que serions-nous sans les musées ? » dit l’un d’eux lors d’une froide conversation imaginée.
Le lien entre les deux hommes semble ensuite s’être resserré jusqu’à l’épuration durant laquelle le républicain français aurait soutenu l’aristocrate allemand au service des nazis pour qu’il soit décoré par la France. « La raison d’Etat coïncide rarement avec celle de l’Art », commente le film. Les oeuvres furent expédiées afin d’être planquées dans les caves et recoins de divers châteaux. Metternich obtient même des nazis qu’une lettre soit distribuée à tous les soldats pour leur assigner de prendre soin des châteaux (même ceux réquisitionnés) et des oeuvres d’art.
Après avoir réalisé « L’Arche russe » - tourné en un seul plan-séquence de 96 minutes - dans les salles du Musée de l’Ermitage, à Saint-Pètersbourg, Sokourov s’attache cette fois au Louvre, son bâtiment autant que ses oeuvres. Le spectateur peut admirer une magnifique série de portraits, mais aussi « Le Radeau de la Méduse », « La Victoire de Samothrace », une insolite sculpture vieille de 9000 ans découverte en Jordanie vers 1970, Botticelli et Léonard de Vinci... On voit même Napoléon devant La Joconde. Car, comme des fantômes de l’Histoire, Marianne et l’Empereur sont convoqués. Marianne répétant hystériquement « Liberté, Egalité, Fraternité » et Napoléon se vantant d’avoir ramené de nombreuses oeuvres de ses campagnes, comme s’il était le garant de la richesse du Louvre. A l’entendre, il semblerait n’avoir fait la guerre que pour l’Art. Le musée serait-il plus précieux que la France ? La question reste en suspens.
Sokurov semble s’exprimer avec plaisir dans ce film très inventif, expérimental, inédit. Très amoureux de son pays, il ne peut s’empêcher de parler avec nostalgie de la Grande Russie : aussi est-il souvent taxé de réactionnaire, alors qu’on pourrait tout autant lui reconnaître des positions progressistes. Dans Francofonia, il cite Tchékhov, Tolstoï, et montre le difficile siège de Leningrad face à l’invasion allemande.
Le montage de Francofonia est fluide et ample, circulant entre plusieurs époques, entre plusieurs langues (russe, français, allemand, anglais...) entre fiction et documentaire, entre tableaux figés et reconstitutions interprétées auxquelles s’ajoutent des images d’archives. La coexistence des temps, avec différentes époques superposées qui glissent les unes sur les autres, est magistralement rendue en un enchaînement limpide, même si parfois une sorte de patine kitch en couleur sépia nuit à l’ensemble. La caméra survole le Paris d’aujourd’hui. Puis s’enchaînent des bandes d’actualités de l’époque de l’occupation où l’on retrouve des flics avec képi, des curés en soutane, et même Hitler posant fièrement devant la Tour Eiffel d’un Paris occupé. « L’Allemagne est un prédateur complexe et changeant », dit Metternich, interprété par Benjamin Utzeràth. Dans le rôle de Jacques Jaujard, Louis-Do de Lencquesaing est méconnaissable : avec une coiffure et des attitudes désuètes, le comédien s’insert à merveille dans les images d’actualité et la couleur sépia. Dans une scène étonnante, Sokourov annonce à ses deux protagonistes éberlués leur avenir tel qu’il s’est réellement passé.
A la Mostra de Venise, en septembre dernier, la Presse a regretté à l’unanimité que Francofonia ne figure pas au palmarès. Mais, en parallèle, le film a cependant obtenu le Prix du Meilleur Film Européen.