Il est rare de voir un documentaire qui retienne autant l’attention !
Après un premier film sur Godard (« Jean-Luc Godard, le désordre exposé »), Céline et Olivier ont choisi de s’intéresser au sociologue et philosophe Edgar Morin qui, à 93 ans est toujours une figure intellectuelle reconnue en tant que sociologue. Nombreux sont ceux qui ont oublié ses ouvrages sur le 7ème Art tels que « Les stars » et « Le cinéma ou l’homme imaginaire » dont certains extraits sont lus par Mathieu Amalric, introduit comme personnage de fiction.
Ignorant la chronologie, ce documentaire, pas comme les autres, n’est pas une biographie – quoique quelques éléments de la vie d’Edgar Morin soient donnés pour éclairer le cheminement du philosophe -, il s’agit d’une approche de son regard posé sur le cinéma et de l’importance qu’il lui a toujours accordé, contrairement à beaucoup d’autres intellectuels contemporains de sa jeunesse qui n’y voyaient qu’une distraction populaire. Orphelin de mère à 10 ans, incompris de son père, il s’est réfugié, adolescent, dans les salles de cinéma du début du parlant, ce qui a forgé sa conscience politique, particulièrement la découverte de films sociaux russes, français et allemands (le « Docteur Mabuse » de Pabst évoquant la montée du nazisme).
Sans discours didactique sur les engagements politiques de l’intéressé, ce documentaire est parsemé d’idées qui l’ont construit dans toute sa bienveillance et son humanité.
Il prône une civilisation du « bien vivre », ce qu’il a abordé dans divers ouvrages. Il voit le cinéma comme un instrument de rédemption et il juge que, par un phénomène d’identification et de projection, le cinéma rend meilleur que la vie quotidienne, comment faire passer ce mieux dans la vie réelle ? Ecouter Edgar Morin, c’est s’aventurer dans un territoire en perpétuel va-et-vient entre la réalité et l’imaginaire du cinéma, c’est suivre l’auteur dans une pensée en spirale qui part de loin pour se rapprocher du centre. Ce qu’il ne dit pas avec des mots, il le dit avec ses yeux pétillants de malice et d’intelligence. Etant résistant, communiste et juif il a été triplement exposé durant toute une période, mais il précise : « Je n’ai jamais été anti-allemand, j’étais anti-nazi ».
Dans ce portrait intense et sensible du sociologue, les jeunes réalisateurs accompagnent Edgar Morin, suivent sa curiosité toujours vive et ouverte sur le monde, écoutent avec attention la place essentielle que le cinéma a joué dans sa vie et dans sa formation d’intellectuel, grâce à des images, des souvenirs, des instants remémorés au cours de balades à la Modiano dans Paris et Berlin. Une quête de lieux pour évoquer des stars, êtres de fascination, de Brigitte Helm à Marlène Dietrich, déesses d’une nouvelle mythologie. Pour évoquer ses premières émotions de spectateur de films des années 30, les murs des villes s’animent de projections immenses sur les façades aveugles, devenues magiques et poétiques avec des éclairages expressionnistes.
La poésie naît aussi de la juxtaposition du discours d’Edgar Morin et d’images des films évocateurs des fantasmes de l’adolescent d’alors ( aussi le cinéma contemporain est-il absent).
Évidemment le titre de ce documentaire « Chronique d’un regard » fait référence au célèbre film de « cinéma-vérité » qu’Edgar Morin a réalisé, en 1961, avec Jean Rouch « Chronique d’un été » où les deux complices parcoururent Paris - en utilisant pour la première fois le son direct sur les caméras - avec cette seule question posée au passants « Etes-vous heureux ? » La question du bonheur a toujours titillé le sociologue, quoiqu’il ait critiqué la tyrannie du happy end, plaqué « pour le besoin d’illusion de bonheur propre au 20e siècle ».
Céline Gailleurd et Olivier Bohler (elle a fait des études de cinéma, lui de Lettres) ont réalisé une pure oeuvre de montage, avec un juste équilibre entre les temps à écouter ce libre-penseur et les extraits de films pour l’accompagner !
ITW Céline Gailleurd et Olivier Bohler pour Edgar Morin, chronique d'un regard from Festival Cinéma d'Alès on Vimeo.