Employée à la douane, Tina a un flair exceptionnel. Aussi traque-t-elle, avec une redoutable efficacité, les voyageurs dès leur arrivée en Suède, en reniflant tout ce qu’il peut y avoir de douteux dans leurs bagages ou dans leurs poches. Flaire-t-elle les produits ou la crainte des voyageurs ? Narines retroussées, elle découvre même s’il y a des photos pédophiles dans leur portable, comme si elle sentait la culpabilité, la peur, des coupables.
Dans un entre-deux du monde humain et du monde animal, cette douanière particulièrement laide est attirée par un voyageur repoussant qui lui ressemble, avec les mêmes différences d’étrangeté, de laideur, d’obésité. Il s’avérera être d’ailleurs de la même espèce que Tina et ils entament ensemble une relation amoureuse, alors qu’elle vivait jusqu’alors avec un amant débile dresseur de chiens.
Ce deuxième film du cinéaste danois né en Iran, Ali Abbasi, nous fixe sur notre siège de spectateur malgré ces personnages déplaisants, ces monstres antipathiques, qui nous ont pris par surprise.
On peine à les regarder avec leur laideur, leur obésité, mais « qui se ressemble, s’assemble » et eux vont se reconnaître et s’aimer (d’amour et de sexe) et former ainsi le couple le plus insolite qu’il soit. Le film nous interroge sur la place de l’autre différent, à celle que nous lui accordons. Nos dégoûts, nos rejets, nos limites, nos frontières indépassables, border... On pense à « Freaks" de Tod Browning.
En associant des genres différents et en ne suivant pas les chemins les plus évidents, Ali Abbasi aime ne pas suivre de règle, mais fait en sorte que cela fonctionne. Il souhaiterait qu’existe un « certificat de bizarrerie », dit-il. Avec « Border », il serait certain de l’obtenir ! Influencé par la culture iranienne, il a appris à voir ce qu’on ne voit pas et de rendre visible l’invisible. La singularité de son regard tant sur les personnes que sur les situations à la lisière du monde humain et du monde animal.
A s’interroger sur les intentions du réalisateur, on pourrait répondre qu’il cherche à exprimer la liberté que chacun devrait avoir pour choisir son modèle identitaire, sexuel, et même familial. Il trouve que la littérature mêle davantage de genres où le cinéma, lié à des contraintes financières, n’ose s’aventurer. Mais aujourd’hui y apparaît de plus en plus le fantastique du quotidien.
Pour « Border », tiré d’une nouvelle de l’auteur danois John Ajvide Lindqvist, le casting a été difficile.
Il a fallu longuement maquiller chaque jour l’actrice Eva Melander, pour obtenir ce côté animal qu’elle accentue par des mimiques de chien truffier. L’acteur finlandais Eero Milonoff interprète son comparse, avec des reniflements aussi variés que ceux de sa partenaire. Le regard très sensuel et très brut d’Ali Abbasi convient parfaitement aux scènes où tous deux courent dans les forêts nordiques qui rappellent les ébats joyeux de Lady Chatterley et de son amant dans le film de Pascale Ferran. Mais on pense aussi aux Trolls de ce pays, à l’univers des contes de la mythologie scandinave qui ont dû animer l’imagination du réalisateur, vu de son regard d’Iranien. Quelque chose d’émouvant perce au-delà de l’aberration des situations, comme dans l’audacieuse scène d’amour dans la forêt. Les regards bestiaux et les corps obèses, difformes, poussent loin la limite, border, cette frontière entre humanité et animalité, entre réfugiés (l’autre) et les légendes fantastiques nordiques. Les instincts animaux des personnages s’opposent aux structures de la société d’aujourd’hui.
Le cinéma a le pouvoir et la chance de pouvoir permettre de ne pas démêler le vrai du faux, l’au-delà du réel, le bizarre et le décalé de toutes les normes sociales.
Caroline Boudet-Lefort