« Avant que nous disparaissions » est à l’origine une pièce de théâtre de Tomohiro Maekawa, très connue et souvent jouée au Japon. Elle a été adaptée par son auteur pour une mini-série de cinq épisodes que Kurosawa a tournée. Dans le film, le réalisateur en reprend les codes, mais différemment, avec cependant toujours le même postulat de mêler réalisme et imaginaire. Et surtout, avec beaucoup d’audace.
Le début du film est très gore : le massacre brutal de toute une famille par une adolescente qui, ensanglantée, affole ensuite dans la rue la circulation des piétons et des voitures. Le spectateur est déjà dans un climat de panique, avant même que le réalisateur introduise son originale invasion extraterrestre. En posant un simple doigt sur le front des humains, les envahisseurs ont la capacité de supprimer leur conscience et de leur voler leur sens de la famille, du travail, de la liberté, de l’amour et même de leur rapport aux autres. Pour s’approprier ces « concepts », les « aliens » habitent des corps d’apparence humaine, sans aucun effet spécial. Ce pourrait être vous et moi.
Film noir, film fantastique ou film d’horreur ?
Kurosawa a toujours mêlé le surnaturel à l’intime dans le surprenant regard qu’il porte sur la société et les liens humains. Ici, il s’attache aux possibilités du futur dans le présent, en se sentant dégagé du poids de tout déterminisme historique. Dans son aptitude à brouiller les frontières entre fiction et réalité, l’homme immergé dans le siphon du temps serait donc sa grande affaire. Les énigmes ne sont pas forcément résolues, mais tous les vases communiquent dans un miracle de temps anticipé. Pour Kurosawa, le temps est éclaté, non fléché, alors que pour la plupart d’entre nous, le temps biologique se déroule selon un code établi de longue date – on naît, on vit, on vieillit et on meurt.
On pourrait retrouver le temps volatil, sans chronologie, dans de nombreux films du réalisateur : les fantômes reviennent volontiers et les relations paraissent mixées dans un shaker. Ce dérèglement n’est pas pour déplaire, même si ce n’est pas toujours évident de s’y retrouver. Ici, une poignée d’individus sont « ensorcelés » malgré eux par le réalisateur qui les lance dans un film de science-fiction pas comme les autres, où ils deviennent des humains incomplets et déjà à la limite de fantômes, avant même de mourir.
Tous les acteurs sont parfaits. Lorsqu’un journaliste arrive pour mener une enquête sur les curieux phénomènes qui se produisent, il se joindra au couple en crise pour former avec lui un trio attachant dans un espace-temps déréglé. Science et fiction s’associent pour une véritable et inquiétante démonstration de la part de Kurosawa. « Avant que nous disparaissions » déroute avec sa pesante atmosphère d’angoisse urbaine et d’un sentiment de déshumanisation.
L’homme s’interroge-t-il suffisamment sur son existence ? et sur ce qu’il en fait ?
Ce film fantastique est réalisé par un cinéaste resté romantique, puisque le couple continue à s’aimer, même si tout s’écroule autour de lui. L’amour serait-il toujours vainqueur ? Pourtant le titre - prophétique ? – semble annoncer la fin de notre civilisation.
Caroline Boudet-Lefort