Sur la piste des éléments, toujours
Le catalogue de l’exposition « Sur la piste des éléments » au CIAC de Carros (jusqu’au 6 janvier 2012), est inauguré par une préface de Claude Renaudo, adjointe à la culture de la ville de Carros, qui parle toujours d’art d’une manière sensible :
« Conçu par Sophie Braganti, poète et critique d’art, ce dialogue entre les œuvres de deux artistes au premier abord formellement si éloignés ne manque pas d’étonner et de surprendre le visiteur, avant de le ravir. Quand les paysages de Patrick Lanneau, savamment composés et inondés de couleurs avec une science rare, se confrontent aux installations complexes et à lecture multiple de Frédérique Nalbandian, il en ressort une troisième dimension qui est peut-être l’objet profond de l’exposition : une éclosion de poésie, dans la communion des éléments et des sens. Car, si une telle présentation met bien sûr en lumière de manière unique les œuvres elles-mêmes, elle donne également à voir le monde qui les entoure et nous environne sous un jour inédit… » (Claude Renaudo, Adjointe à la culture, ville de Carros, extrait).
Patrick Lanneau
est né en 1951 à Tours. Il vit et travaille à Nice. De Tours à Nice où il a étudié à la Villa Arson, puis à Paris dans les années ‘80 où il s’est installé au 91 Quai de la Gare, son travail de peinture n’a cessé d’évoluer. Eminent coloriste il attache quotidiennement autant d’importance aux dessins (de très nombreux carnets) sur papier. Il a utilisé les premiers logiciels sur les premiers ordinateurs dès les années 80, puis dessine sur l’Ipad depuis sa création. De très nombreuses galeries françaises et étrangères ont défendu son travail en parallèle des galeries Macé, Lucien Durand, Area / Alin Avila et Piltzer. Dès les périodes africaines (résidence au Sénégal, AFAA) et égyptiennes, les séries des palmiers, pyramides, sapins, portiques, nuages, rochers, barrières… se sont développées jusqu’à maturité dans le même registre « paysages / univers ». Il interroge espaces, lumières et gammes chromatiques complexes avec un travail de la texture sans cesse remis en question, jouant d’énergies antagonistes. Actuellement, il profite d’une période de travail solitaire pour apprivoiser les toiles achevées avec le temps et, de cette vue d’ensemble, se dégagent de nouveaux mouvements dans les nombreux espaces d’un même tableau, plus fluides, plus immatériels comme la transparence de l’air ou de l’eau.
Frédérique Nalbandian
Née en 1967 à Menton, Frédérique Nalbandian vit et travaille à Nice et en Italie. De 1986 à 1990 elle restaure tapisseries, tapis d’Orient et de Savonnerie anciens. Elle étudie à l’ENSAD d’Aubusson, à la faculté des lettres de Nice puis à l’ENSBA-Villa Arson (DNSEP en 1996). Ont été déterminantes dans son parcours les résidences à Côme aux côtés d’Anish Kapoor puis à Beyrouth avec l’UNESCO et aux Beaux-arts de Téhéran découvrant la Perse antique. Exposée dans plusieurs galeries privées et publiques, en France (Soardi, Helenbeck, Depardieu, Kamila Regent) et à l’étranger (Italie, New-York, Liban), elle inaugure en 2006 à la Galerie des Ponchettes de Nice sa première installation évolutive intégrant l’eau au savon. Elle poursuit en 2010 jusqu’aux Jardins des Cordeliers (Musée Gassendi, Digne) où elle installe des grandes colonnes puis avec le CIRM de Nice avec une pièce sonore évolutive, présentée dans sa forme définitive à Carros en 2012. Les pièces in situ et work in progress des expositions (le Moulin à la Valette 1999, Les Murs, un Autre Regard avec le MAMAC 2004, l’ACCA à Nice et la Chapelle Sainte-Barbe, dans le Pas-de-Calais avec Lablabanque en 2011) ont permis aux fils plâtrés de se déployer soulignant l’architecture des lieux et son travail du dessin. Après le Musée Départemental de Gap (avec Dominique Angel) elle intervient in situ dans le Briançonnais (Ass. Voyons-Voir), puis investit le hall des archives départementales des Bouches-du-Rhône. L’immanence de la matière, l’Origine, la mémoire, la chute et l’humain sont au centre de ses recherches. Le plâtre et le savon sont dès le début le substrat de sa pratique qu’elle ne cessera d’affiner tout en privilégiant la manipulation directe du matériau alliée à la poésie.
Entretien croisé
Un entretien croisé de Frédérique Nalbandian et Patrick Lanneau avec Sophie Braganti en mars 2012 est très instructif de leurs différentes démarches, en voici un extrait :
Sophie Braganti : Les signes ou les matériaux récurrents et signifiants employés dans vos travaux (sapin, panneau, nuage, palmier, portique, barrière… chez Patrick Lanneau, savon, plâtre, cire, fils et tubes, eau, seaux, colonnes, or... chez Frédérique Nalbandian) sont autant d’éléments qui fonctionnent avec des binômes qui s’opposent et se complètent en même temps : apparition / disparition, dilution / recouvrement, poids / apesanteur, figure / défiguration… Quels liens établissez-vous donc entre ces objets et la poétique de l’ensemble d’une œuvre qui ne cherche pas à figurer ? Peut-on parler de portes d’accès au sens ou / et aux sensations ?
Frédérique Nalbandian : Ces binômes se sont progressivement installés à partir de deux substances majeures que j’utilise depuis le début de ma pratique : le plâtre venu en premier, puis le savon deux années plus tard accompagné depuis 2006 de l’eau qui le dissout. C’est la « mise en scène » de ces deux substances associées aux autres matériaux récurrents qui forment un couple autour de l’apparition / disparition, pesanteur / légèreté, gravité / verticalité, figuration / défiguration… J’ajouterais qu’il est en permanence ambivalent et contradictoire. Il se déploie, fait des « va-et-vient » entre deux pôles.
Quant aux liens entre les objets et la poétique c’est justement ce que je tente de faire en privilégiant la relation au matériau et sa manipulation directe. L’idée de représenter le réel m’a toujours était difficile à concevoir ; représenter, en quelque sorte, ne me satisfait pas et m’apparaît insuffisant. Je suis donc face à un dilemme : comment mettre en avant une forme poétique tout en préservant le mode logique, élémentaire et expérimental des matières manipulées sans tomber dans le didactisme des formes présentées.
Trois formes circulent dans ma pratique depuis des années : les oreilles, la figure humaine et les roses rouges fraîches. Celles-ci alliées au savon et au plâtre sont effectivement des portes d’accès. Toutefois, je ne puis que les montrer, la plus grande part appartient au visiteur.
Patrick Lanneau et le mouvement
L’œuvre de Patrick Lanneau m’évoque irrésistiblement Alexander Cozens, qui, selon Jean-Claude Lebensztejn (Alexander Cozens, L’art de la tache, ed. du Limon), déclara : « On perd trop de temps à copier les ouvrages d’autrui… et l’on passe trop de temps à copier les paysages de la nature elle-même. Et pour inventer du nouveau, suite à sa propre expérience et aux leçons de Léonard de Vinci, qu’il dit avoir lues sur le tard, il proposait de s’en remettre pour le peintre aux taches faites par hasard, sur le papier ou sur la toile, qui inclinent à élargir le pouvoir de l’imagination… ouvrir l’esprit, et le mettre sur la voie de pensées neuves ». Et Lebensztejn d’ajouter : « William Becford, qui fut son élève, puis son ami, décrit ainsi Cozens, au Manoir de Fonthill : il est ici très heureux, très solitaire, et presque aussi plein de systèmes que l’Univers ».
Un très beau film de Patrick Lanneau tourne en boucle dans la salle des archives de l’exposition, un film magique car, derrière les apparences - une caméra posée dans le vent à filmer les buissons, les arbres, les feuillages, les sentiers herbus, les folles avoines, les massifs de lavande - c’est la nature d’un regard qui se révèle au fil des plans somptueux.
Car, deci delà sont glissés, à la frontière du subliminal, les portraits des sites en question, des peintures, assez ressemblantes pour se fondre, et pourtant repérables. Magique, car alors on tombe dans « La jetée » de Chris Marker, film en plans fixes dont on oublie l’immobilité. Jeu de vertige, illusion, ce montage, mais qui semble donner la clé des paysages ni immobiles ni mouvants de Patrick Lanneau. Neti… neti de l’Advaita Vedanta ?
Je disais magie car on n’est pas loin de la prestidigitation, mais alors pour supposer que l’Histoire de l’art ici est convoquée dans son passage de l’Impressionnisme au Futurisme, au Cinétisme, un passage à jamais accompli mais dont les incidences n’ont pas fini de se découvrir. Rendre au paysage, à la Nature sa nature de particules, d’énergie, de remuement incessant (et même de grésillement) au-delà du Principe d’Incertitude, c’est l’exploit accompli par Patrick Lanneau, ses paysages alors ne sont plus que des morceaux de cosmos, des carottes prises dans l’Univers. Des fragments d’Infini.
(A suivre)