Sur la piste des éléments
Le CIAC (Centre International d’Art Contemporain) de Carros présente, jusqu’au 6 janvier 2013, une exposition intitulée « Sur la piste des éléments », qui conjugue les œuvres de Patrick Lanneau (Peinture, dessin, dessin numérique, aquarelle, vidéo) et Frédérique Nalbandian (Sculpture, installation, dessin, son, vidéo). C’est Sophie Braganti, écrivain, poète, qui a souhaité associer des parcours en apparence très différents mais entre lesquels elle fait des liens depuis longtemps, à partir de quoi le CIAC lui a confié le rôle de commissaire.
La communion entre les éléments et les sens
Voici le texte d’elle qui est affiché au seuil du parcours :
« La communion entre les éléments et les sens est le point d’orgue de la rencontre. Les espaces sont conçus de sorte qu’une instabilité interroge le spectateur. Les allers et retours entre monde intérieur et monde extérieur fonctionnent. On pourrait croire qu’avec des couleurs claires, pastels, chairs, les sculptures et les installations de Nalbandian nous apaiseraient alors qu’elles génèrent tout autant d’instabilité, de déséquilibre que celles de Lanneau. Les contrastes ne sont pas ici, entre ces deux travaux, des forces antagonistes. Les aléas d’une conversation, mêlant tension et rencontre. L’utilisation d’espaces, où les questions de géométries variables sont abordées, entre en interaction. Mais ces problématiques agissent là encore sous forme de différences complémentaires. L’un comme l’autre abordent leur travail d’une manière expérimentale, sous la forme d’un questionnement. Nous sommes bien dans le lieu d’une rencontre à l’image presque trop évidente des reliefs qui entourent Carros. Ce sont les mêmes énergies exacerbées qui se développent au fil des salles. Pas de mysticisme manifeste mais une présence implicite du sacré, de l’esprit, d’un ailleurs ici-bas. Quelque chose de fort qui nous guide, indépendant de notre volonté. Dans une sorte de silence en mouvement. Une douce brutalité. Une éloquente absence tellement humaine. (Sophie Braganti)
Dialogues, correspondances et asymétries
Dans le catalogue, sous le titre « Dialogues, correspondances et asymétries », Sophie Braganti écrit : « Patrick Lanneau est un coloriste. Sa singularité réside dans le fait d’associer des couleurs de façon particulière et de se servir d’elles pour définir des espaces atypiques et de créer des jeux de lumière extraordinairement dynamiques.
Il travaille le paysage, tous les paysages, provoquant un aller et retour subtil du paysage intérieur et du paysage extérieur, tel qu’il le voit et pas forcément tel qu’il est dans la réalité. Sa perception et sa gamme chromatique créent des énergies antagonistes ou complémentaires. On a souvent associé celles-ci aux lumières du paysage méditerranéen, à sa crudité et sa violence. Et comme on a toujours besoin de se référer à quelque chose, à d’autres peintres, à d’autres histoires, à un paradis perdu ou retrouvé, à d’autres pratiques picturales, on finit par fermer notre regard à ce qui nous travaille. C’est une peinture qui nous travaille. Parce qu’on l’aime ou parce qu’on l’aime pas comme on parle en psychanalyse d’un phénomène d’« attraction / répulsion ». Une certaine radicalité. Les éléments y sont convoqués : terre, air, eau, feu. Ceux-ci s’adressent tant à l’esprit qu’au corps en le déstabilisant, l’incitant ainsi à se réinventer dans le monde, à réviser ses positions d’homme à homme et dans le cosmos.
Dans les nombreuses salles du château, le CIAC, il y a un jeu de lumières intéressantes qui suscitent une interrogation entre la peinture et les paysages qui s’offrent par les fenêtres, à l’extérieur. Le lien semble mis en évidence par cette lumière naturelle du Sud très spécifique, qui cherche à nous étourdir jusque dans le mini labyrinthe des salles. Une violente douceur traduite dans la jubilation de peindre, de travailler la matière dans ce qu’elle a d’immatériel tellement l’esquisse et la fluidité prennent le pas sur les travaux antérieurs. Les arbres et panneaux comme des flèches semblent indiquer des directions pour le regard. Un cyprès prend l’allure d’une lame de couteau, un sapin d’une lance. Une faculté de « se mouiller ». Pourquoi aujourd’hui devrait-on craindre de peindre un paysage ? Parce que Dada est passé par là ? Les Supports / Surfaces et leurs dictats ? Les écoles d’art ? Qu’entend-on par paysage, quand son objet n’est pas la représentation, ni la volonté de se soustraire à celle-ci ?
Les éléments des peintures récentes s’adressent aux sensations avec en regard, les vidéos Vert et Ni dehors, ni dedans, les sculptures de bronze des années Area (Paris) et les dessins. Géométrie, mathématiques, philosophie et poésie nourrissent sa peinture et transpirent dans la toile et dans l’huile. Musique des rythmes du tableau sur fond de Ligeti, Philip Glass, Radiohead et Art Blakey. Palimpseste des transparences. Va-et-vient entre surfaces et profondeurs. Mais c’est le cinéma qui a commencé à délier les langues de Patrick Lanneau et de Frédérique Nalbandian, entre deux cours de la Villa Thiole où ils enseignent, autour d’échanges passionnés sur les films des cinéastes arméniens Péléchian et Paradjanov.
Une proposition sensuelle
Frédérique Nalbandian donne de la saveur au savon, restitue au plâtre sec son onctuosité initiale, intègre l’eau à des pièces souvent créées in situ. L’action de l’eau et de l’air sciemment étudiée, presque scientifiquement, fait de ce travail un « work in progress » ; la pièce se transforme au fil du temps, des lieux, des températures. Les sculptures en extérieur sont souvent éphémères ou vouées à la « récupération ». Une sorte de travail en circuit ouvert / fermé. A quoi s’ajoute depuis peu, le jeu des transparences et des lumières dans l’intégration du verre. La citation attribuée à Lavoisier ne trouve pas mieux son objet qu’ici : « Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme ». De même la référence constante au poète Francis Ponge : « Il y a beaucoup à dire à propos du savon. Exactement tout ce qu’il raconte de lui-même jusqu’à disparition complète, épuisement du sujet. Voilà l’objet même qui me convient ».
L’artiste propose d’élaborer des jeux de passage avec les éléments du bâti du Musée. Elle s’appuie également sur l’architecture du lieu avec ses décors, travaille à partir des médaillons dans l’escalier, transfert d’ombres, jeu des installations avec la pente inclinée du toit, réponses aux moulures, aux fresques et aux bas-reliefs existants. Puis comme en écho au tondos de Lanneau, elle accroche ses bâches et ses bacs à savon sphériques qui, d’une situation horizontale passent à la verticalité des murs.
Entre les deux œuvres, l’eau des installations au savon de Marseille et le flamboiement des toiles rayonnantes, une complémentarité s’opère sous forme de dialogue. Les sens sont fortement sollicités. Excités ou apaisés. De même en termes de couleur : dans la peinture, les couleurs oscillent entre incandescence, tourbillons, explosions vives et jubilation puis vertige serein des blancs des sculptures et des rosés incarnés, des jaunes et du noir. Les sculptures, réalisées par moulage ou modelage (colonnes de seaux, de poubelles, puis visages, mains, cerveaux, oreilles, roses…), ont la couleur de la peau, la cendre, le goudron. La couleur de l’effacement que Nalbandian pratique par l’action systématique de l’eau. La non-couleur parle de l’absence. En même temps qu’une chose disparaît, une autre apparaît et se révèle. Pour ne parler que des roses plâtrées, momifiées dans la matière blanche, ainsi immortalisées, il ne reste en apparence que leur contour. Le souvenir de la rose nous conduit à sa couleur, sa chair saisie dans le feu de l’action. Les corps fossiles de Pompéi. La petite histoire.
La communion entre les éléments et les sens est le point d’orgue de la rencontre. Les espaces sont conçus de sorte qu’une instabilité interroge le spectateur. Les allers et retours entre monde intérieur et monde extérieur fonctionnent. On pourrait croire qu’avec des couleurs claires, pastels, chairs, les sculptures et les installations de Nalbandian nous apaiseraient alors qu’elles génèrent tout autant d’instabilité, de déséquilibre que celles de Lanneau. Les contrastes ne sont pas ici, entre ces deux travaux, des forces antagonistes. Les aléas d’une conversation, mêlant tension et rencontre. Le prolongement dans le travail artistique d’une amitié. L’utilisation d’espaces, où les questions de géométries variables sont abordées, entre en interaction. Mais ces problématiques agissent là encore sous forme de différences complémentaires. L’un comme l’autre abordent leur travail d’une manière expérimentale, sous la forme d’un questionnement.
Nous sommes bien dans le lieu d’une rencontre à l’image presque trop évidente des reliefs qui entourent Carros. Ce sont les mêmes énergies exacerbées qui se développent au fil des salles. Pas de mysticisme manifeste mais une présence implicite du sacré, de l’esprit, d’un ailleurs ici-bas. Quelque chose de fort qui nous guide, indépendant de notre volonté. Dans une sorte de silence en mouvement. Une douce brutalité. Une éloquente absence tellement humaine.
Frédérique Nalbandian et Patrick Lanneau s’adressent aussi, dans le cadre de l’exposition au CIAC, au public malvoyant. Certaines œuvres peuvent être à la fois senties (l’odeur naturelle du savon), touchées (les sculptures) et entendues comme l’œuvre sonore évolutive dans la galerie Depardieu de Nalbandian en collaboration avec le CIRM et Cécile Bonopéra pour le texte, associée à une installation : Fragments sonores). La synesthésie sera au rendez-vous.
On pourra également toucher les sculptures en bronze de petit format de Lanneau qui reprennent les signes récurrents de son travail : portiques, étoiles, rochers, formes pyramidales et courbes ». (Sophie Braganti)
(A suivre)