Suite du « Journal de prison » de Serge III
Malgré ça, je passai voir Knizak et juste à ce moment arrivèrent les mêmes policiers et ils embarquèrent Knizak après m’avoir engueulé en russe. Très démoralisé et inquiet je trouvai une chambre à l’hôtel Zlata Husa (L’Oie d’Or) et mangeai au restaurant avec peu d’appétit. Je sentais que je commençais à risquer gros. J’espérais que Knizak et les autres se tairaient et j’étais décidé à m’en tenir coûte que coûte à la version de la perte du passeport.
Le mardi 25 octobre, changement de décor. Au siège de la police à la Bartolomejska je suis accueilli par un athlète jovial qui me fait monter en voiture et nous partons. Nous sortons de Prague, roulons un quart d’heure à travers la campagne, puis arrivons à un groupe de bâtiments dont l’aspect est sans équivoque : c’est une prison.
Je demande ce que c’est, en russe, à mon compagnon. Il me répond : « C’est notre base ». J’appris par la suite que le mot signifiait aussi prison. Il m’amène au dernier étage et me laisse seul tout au bout d’un long couloir. J’attendis longtemps. Cette fois ça y était. Plus que jamais il ne fallait pas me laisser aller à l’énervement. Ils espéraient me tendre les nerfs en me faisant attendre. Puis, d’une des portes du couloir, on fit sortir pendant quelque secondes l’autre soldat, ami de celui que j’avais fait partir. Bon, encore un truc pour me saper les nerfs. Un type vient me demander si je parle allemand. Je lui réponds que je le parle mal. On va faire venir une interprète de français. Enfin, interrogatoire. L’athlète jovial est mon juge d’instruction. Je maintiens que j’ai perdu le passeport. Il me lit des protocoles que me traduit l’interprète. Zdenka est allée raconter toute l’affaire à la police. Elle, Knizak, Mach et Slach (l’autre soldat) sont inculpés de complicité, pour cause de non-¬dénonciation à temps du crime de fuite du soldat Martin Demjen à l’étranger. Ils m’ont tous accusé d’avoir volontairement donné mon passeport à Demjen avec force détails. Il ne me reste que deux solutions. Soit tout avouer et filer doux, soit m’en tenir à mon ignorance de toute cette histoire et à maintenir que j’avais perdu le passeport. Seulement, si je m’en tenais à cette dernière version, les autres risquaient en plus d’être accusés de complicité de vol de passeport Tant pis j’avoue. Le juge d’instruction m’inculpe immédiatement et l’interrogatoire continue. Maintenant je prends le rôle de l’ivrogne à moitié inconscient. Je raconte toute l’affaire avec le sourire et tous les détails qu’ils veulent. J’évite seulement de dire que je n’étais pas si ivre que ça, ni surtout que je l’avais fait dans une intention délibérée¬ de sabotage. A part ça, je raconte tout, jusqu’au moindre détail. Aussi connaissant la liste des inculpés, j’évite d’en compromettre d’autres. Personne n’a rien vu, personne n’a rien su. Je garderai de rôle jusqu’à mon arrivée en France.
Quand les protocoles furent tapés à la machine, en trois exemplaires, et signés à chaque page par le juge d’instruction et par moi, on m’expédie vers la prison préventive. Des gardes m’amènent au greffe, un employé dresse la liste de tout ce que j’ai sur moi, on m’expédie prendre une douche et par la même occasion ils gardent mes habits et me donnent un survêtement marron, pantalon et veste, des babouches, une chemise, un caleçon long, une serviette et un mouchoir.
Puis un garde m’amène au sous sol et m’enferme dans une cellule. Seul. Une paillasse en trois morceaux, des couvertures, une ampoule qui reste allumée jour et nuit. Je fais un long examen de la cellule, centimètre par centimètre. Il y a par le système d’aération une très bonne acoustique. J’entends des conversations en tchèque, voix de femmes, voix d’hommes. Je ne comprends rien. Je ne suis ni désespéré, ni découragé. Je suis coincé et il faut que j’en sorte et j’en sortirai. Et j’en sortirai entier, sans m’être laissé dégrader ou avilir par la prison. Je garderai la tête haute et, quel que soit le temps qu’ils me gardent, ils ne m’auront pas. Je me couche et je dors. Le matin, un garde me réveille en tapant à la porte. Peu après il me fait plier mes couvertures. Je passe sur les détails quotidiens qui seront décrits par la suite. Ce jour, on m’extrait de la cellule pour m’amener chez le procureur général. Il m’explique que maintenant il va y avoir une instruction et ensuite un procès et que je risque de un à sept ans de prison et ajoute qu’en temps de guerre mon crime est passible de mort. Je fais le type poliment effrayé, mais sans plus, et lui demande si je pourrai être à Nice au début novembre, pour une exposition. Il me dit que non. J’ai l’air sincèrement ennuyé. Puis on discute. Il me raconte qu’il aime bien la France et qu’il y est allé en 1947, en auto¬stop. On parle des Auberges de la Jeunesse et d’autres souvenirs. On aurait pu se rencontrer à l’époque.
Puis, cellule. Interrogatoires, un jour oui, un jour non. Quelques fois deux fois par jour. Le juge d’instruction un jour me dit que je vais probablement faire un long séjour en prison. Je lui réponds en souriant que je verrai des choses que la plupart des touristes n’auront pas vues. Le troisième jour, un garde m’a sorti de ma cellule du sous sol et m’a mené dans une autre au second étage, où il y avait un Libanais qui parlait français. En fait il avait la double nationalité, franco libanaise. Il a été heureux de trouver un compatriote et nous avons eu la chance de pouvoir parler français entre nous pendant près de quarante jours. C’était réellement une chance, parce qu’il n’arrive pratiquement jamais que deux Français soient incarcérés en même temps en Tchécoslovaquie. L’instruction dura dix sept jours, ce qui est, paraît-¬il, un record de vitesse. Pendant ce temps je passai aux visites médicales et au service anthropométrique, photos et empreintes digitales. Le Libanais, Georges de son prénom, avait changé des dollars au marché noir et avait été dénoncé. Il avait des cigarettes et des cigares ainsi que des romans poli¬ciers et des revues en français. Il était très affecté par son séjour en prison et passait son temps, soit à se lamenter, soit à parler d’histoires de femmes. Il avait eu l’imprudence d’écrire à sa maîtresse et de demander à son avocat de poster la lettre. L’avocat l’a envoyée à la femme légitime, ce qui fait qu’en plus Georges eut des complications conjugales. Il fut enfin condamné à une amende et fut libéré deux jours après. Il me laissa tous ses livres et ses revues ainsi que quelques feuilles de papier et deux crayons. C’est le lendemain de son départ que je commençai le journal.
4 décembre
Aujourd’hui c’est mon quarante deuxième jour de détention. Ces six semaines, quand je regarde en arrière, se sont écoulées à toute vitesse, et quand je vis la journée d’aujourd’hui qui est pareille à toutes les autres journées, je marque chaque repère de temps pour pouvoir me dire « Plus que huit heures et ça fera une journée de plus ». Je vis très longuement chaque journée en comptant presque les minutes, chaque journée semble ne jamais finir et quand je regarde en arrière il me semble que ça a passé si vite, justement parce qu’il n’y a rien pour remplir ces journées. Nous sommes deux par cellule, je parlerai de mes compagnons successifs par la suite. Nous devons être debout ou assis de 6 heures du matin à 10 heures du soir. On nous donne à manger trois fois par jour à 7 heures, à 12 heures et à 18 heures, heures très approximatives à ce que j’ai pu constater. La nourriture n’est pas absolument immangeable, il arrive même que ce soit potable, mais un repas sur trois environ file aux chiottes sans que je serve d’intermédiaire. Deux ou trois fois par semaine on a des espèces de boulettes de pain coupées en tranches qui ne passent pas dans le w.c., alors je les rends au gardien, qui est tout surpris que je n’aime pas ça. Enfin comme je bouge peu je n’ai pas tellement faim et puis je me suis aperçu que je n’étais pas alcoolique, vu que de ne pas boire ne me manque pas. D’autre part ici on a le droit d’acheter des cigarettes et autres bricoles une fois par quinzaine. Vu ma haute connaissance de la langue tchèque j’ai fini par le comprendre au bout de la première quinzaine après être resté quatre jours sans fumer.
Depuis, toujours vu mes facultés d’élocution, je m’arrange pour manquer de tabac quatre ou cinq jours par quinzaine. Eh bien, ce n’est pas marrant, mais c’est supportable. Une fois par semaine on nous change notre linge de corps (il faut dire que j’ai un petit uniforme de bagnard, ce qu’il y a de plus chou), on nous fait doucher et raser. Comme les lames de rasoir ont tendance à couper plutôt la peau que les poils, j’ai réussi, à force de refus énergique, à obtenir la permission de garder le bouc et les moustaches, en attendant le procès. (Serge III)
(A suivre)