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CHAPITRE 57 (Part V) : Roger Gilbert-Lecomte

Suite et fin de la chronique de France Delville sur Roger Gilbert-Lecomte

Suite de … « tranché en eux les liens du langage… »

Daniel Cassini : … Pour mettre en conformité notre table ronde carrée avec les possibilités qu’elle autorise, je voudrais proposer maintenant une petite expérience inédite au public de ce séminaire, susceptible de produire quelques effets dans le réel, comme on dit, d’où son intérêt mais également les précautions dont il convient de l’entourer.
Un film français, méconnu mais exemplaire, s’appelle « Hurlements en faveur de Sade ». Par le questionnement auquel il introduit, ce film va nous plonger, paradoxalement, au cœur de notre sujet, plus encore peut-être que ne saurait le faire un exposé traditionnel.
Datant de 1952, « Hurlements en faveur de Sade » est constitué pour l’essentiel par une succession de plans durant lesquels l’écran devient totalement noir, et le silence, complet.
Ce film unique en son genre dans l’histoire du cinéma, plonge délibérément et à contrecourant les spectateurs au cœur de la question de l’identification, du fantasme etc.
Dans la mesure où « Hurlements en faveur de Sade » présente une séquence finale entièrement noire et silencieuse de 24mn, je suggère que nous fassions exactement de même quant au déroulement de notre table ronde carrée de ce soir.
Placer un public universitaire dans les mêmes conditions que celui du film « Hurlements en faveur de Sade » nous fait, bien sûr, courir le risque d’essuyer le même genre de réactions que celles provoquées par cette œuvre scandaleuse au moment de sa sortie très confidentielle au début des années 50. Je les rappelle :
Angoisse, bien compréhensible, tout d’abord : le cinéaste n’a pas répondu, ou à sa manière, à la demande des spectateurs privés de tout repère identificatoire, le trou noir de l’écran renvoyant à l’instance du regard dans la vision, à l’objet a. Le réel recouvre l’imaginaire sans médiation symbolique : vacillation face au désir de l’Autre. Inquiétante étrangeté.
Fuite, isolée ou groupée, de ces mêmes spec¬tateurs, jurant qu’on ne les y reprendrait plus, et qui s’en iront quêter ailleurs de quoi rassasier la fringale de leur moa moa.
Agressivité et insultes variées et avariées : « Remboursez ! Connard ! A poil ! »
Cet « à poil » de dérision et de vérification étant bien entendu à entendre comme un hom¬mage qui ne se sait pas.
Recours enfin à la garantie psychiatrique : « Au fou ! » Etc. Celle ci se substituant comme à l’accoutumée à la volonté d’affronter ce qui fait subitement trou dans l’art, et les codes d’une époque.
En opérant un tel coup de force - repris différemment bien plus tard dans un film de Marguerite Duras le réalisateur de « Hurlements en faveur de Sade » ne s’est pas soucié le moins du monde de ce que les spectateurs n’avaient pas eu droit auparavant à un certain nombre d’entretiens préliminaires destinés à mesurer leur capacité à pouvoir soutenir la séance cinématographique volontairement subvertie. Au contraire le saligaud a mis en pratique l’apho-risme de Francis Picabia - un connaisseur - selon lequel « le public a besoin d’être violé dans des positions rares ».

Capture d’image du film "Roger Gilbert-Lecomte, phrérange irrémédiable" de Georges Sammut et Daniel Cassini


Concrètement, « Hurlements en faveur de Sade » fait se succéder :
un silence de 2 minutes durant lequel l’écran reste noir
un silence d’une minute durant lequel l’écran reste noir
un silence de 30 secondes durant lequel l’écran reste noir
un silence d’une minute trente secondes durant lequel l’écran reste noir
un silence de 2 minutes durant lequel l’écran reste noir
un silence de 4 minutes durant lequel l’écran reste noir
un silence de 3 minutes durant lequel l’écran reste noir
un silence de 4 minutes durant lequel l’écran reste noir
un silence de 3 minutes durant lequel l’écran reste noir
un silence de 24 minutes, enfin, durant lesquelles l’écran reste noir

Entre ces séquences, 5 voix disent des choses. La voix 2, intercalée entre un silence de 3 minutes et un silence de 24 minutes est la dernière à se faire entendre :
« Nous vivons en enfants perdus nos aventures incomplètes ».
Pour ce qui nous concerne, ici et maintenant, après 24 minutes d’une table ronde carrée entièrement silencieuse, nous reprendrons, avec Caroline Boudet Lefort et la salle, le débat, conscients, certes, de n’avoir pas été à l’origine de cette fourberie drôle et rigoureuse, telle qu’inaugurée dans « Hurlements en faveur de Sade », mais d’avoir simplement eu le mérite d’en assurer, au sens ducassien du terme, le « détournement », au niveau d’un séminaire de psychanalyse, ce dont, j’en suis sûr, vous ne manquerez pas de nous être reconnaissants.

Capture d’image du film "Roger Gilbert-Lecomte, phrérange irrémédiable" de Georges Sammut et Daniel Cassini


Mais chut ! Ça commence ... (Daniel Cassini)

Pour atteindre le cœur battant…

Et chaque pas est toujours le premier pas, et Daniel Cassini, à chaque intervention va ramener cet infini qui s’ouvre devant le Sujet. Dans le Séminaire 2003-2004 « Quelle transmission pour la psychanalyse aujourd’hui ? », il parle du musicien Scelsi, l’énigmatique Comte Giacinto Scelsi d’Alaya Valva, devenu malade « parce qu’il pensait trop », et qui refuse les électrochocs et les comas insuliniques auxquels on veut le soumettre. « Celui qui ne pénètre pas à l’intérieur du son, il se peut qu’il soit un parfait artisan, un grand technicien, mais jamais il ne sera un véritable artiste, un véritable musicien », déclare Scelsi, pour qui le son est « le premier mouvement vers l’immobile, le début de la création ». Scelsi, poursuit donc Daniel Cassini, opère un passage du concept de note qui dominait la musique occidentale à celui de son, sphérique, dont il s’agit d’attendre le cœur battant. Ainsi, chaque note n’est pas considérée, simplement, comme un point, mais comme une sphère dotée de dimensions, de profondeur et de volume…

Capture d’image du film "Roger Gilbert-Lecomte, phrérange irrémédiable" de Georges Sammut et Daniel Cassini

Tout savoir qui n’est pas faux s’en balance…

Mais le 22 mai 1999, pour accompagner la question « Comment les discours de l’amour se déclinent-ils aujourd’hui », avait été projeté un film collectif (Georges Sammut, Daniel Cassini, Christine Dura-tea, Laure Baldassari, l’actrice Vanina Irinitz et moi-même) intitulé « En attendant Gode ou Love in progress ». Synopsis : La jeune fille Vanina interroge l’amour. Les différents discours amoureux sont concrètement accessibles par quatre portes disposées le long d’un couloir. Marilyn Monroe, Edith Piaf, Bergman, le Cantique des Cantiques, Rilke, Joyce, entre autres, sont convoqués… A la fin, Juliette se balance (sur une balançoire). Est-ce d’avoir pris contact avec l’insoutenable légèreté de l’être ? « A vrai dire (dit Lacan dans le chapitre Le pouvoir des impossibles de L’envers de la psychanalyse), ce n’est que d’où il est faux que le savoir se préoccupe de vérité. Tout savoir qui n’est pas faux s’en balance… »

Capture d’image du film "Roger Gilbert-Lecomte, phrérange irrémédiable" de Georges Sammut et Daniel Cassini

Laure, la sainte de l’abîme

Dans le Séminaire 1999-2000 « Les destins de la pulsion de mort », Georges et Daniel présentent le film « Laure, la sainte de l’abîme », sur Colette Laure Lucienne Peignot « taraudée par Georges Bataille comme Colette Thomas le fut par Antonin Artaud », Colette Peignot, à 31 ans, en 1934, hospitalisée pour crise de dépression grave due à la relation amoureuse qu’elle vient de nouer avec Georges Bataille, Colette Peignot qui écrit, des « Ecrits de Laure » adressés au même Bataille, qui vont procurer à celui-ci, Laure mourante puis morte, l’une des plus violentes émotions de sa vie.
Dans le Séminaire 2000-2001 « Le sexe, encore », ce sera, de la part de Daniel Cassini « The James Joyces Experience », en 2001-2002 « Les voies paradoxales de la castration » : Nobodaddy is perfect ». En 2002-2003, dans « Le moment de conclure et après ? » : « Dérive autour du moment de conclure », évocation de Jacques Vaché, et puis de Gilbert Lely, Paul Celan… Séminaire 2004-2005 (Sexe, Acte et Psychanalyse) : « L’excès d’après Le Mort de Georges Bataille. « Le Mort » qui est aussi un film de Georges et Daniel. Dans le Séminaire 2005-2006 « Entre savoir et vérité », Daniel titre « L’inconscient c’est le discours de Lautréamont ». Le film « Traversée de Maldoror » est projeté. Séminaire 2007-2008 « L’amer corps » et présentation du film « Le pli central de la Vierge », documentaire sur Jeannine O : « Il était une fois une femme, Jeannine 0, qui, passant un beau jour devant le cimetière du Château et de la Chapelle de la Trinité Saint Roch, entendit une – des – voix provenir de l’intérieur de cette même chapelle, elle va faire une œuvre, parler des langues inconnues…. Dans le Séminaire 2008-2009 « Le Temps et la Psychanalyse », Daniel Cassini titre « Lacantor : l’infini turbulent », sur Cantor, qui fit advenir le premier nombre transfini, payant du prix fort, la psychose, son horreur de l’infini…
Entre autres films récents, « L’Autre Vincent » (2007), à partir de « Van Gogh le suicidé de la société » d’Antonin Artaud, interprété par Marius-Marc Roux, continue de saluer le courage de tous ceux qui se laissent envoûter pour donner à voir l’horreur de l’infini… Et puis « Soubresauts », à partir de Samuel Beckett (avec Marius-Marc Roux) : « … assis à sa table… il se vit se lever et partir… là où jamais avant… »
Georges Sammut et Daniel Cassini sont dans un work in progress qui n’est pas anodin… Comme ces Situationnistes sur lesquels ils ont aussi fait un film, ils semblent bien « ivres du vin d’aimer… »

Capture d’image du film "Roger Gilbert-Lecomte, phrérange irrémédiable" de Georges Sammut et Daniel Cassini

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