Et l’intérêt de Carmelo Arden Quin pour le destin du monde tel qu’il l’a exprimé à plusieurs reprises rejoint sa présence, déjà évoquée ici, dans les deux premières biennales de Cuba, lieux privilégié pour donner la parole aux artistes encore proches de leurs racines, et en situation de métissage, comme pourront le montrer, entre autres, des extraits du texte de Giovanni Joppolo et Hélène Lassalle dans le « Dossier Amérique latine » de Opus International n°104 du printemps/été 1987, traitant de la IIe Biennale (novembre/décembre 1986), sous le titre « La deuxième biennale de La Havane, première esquisse d’un recentrement de la diaspora africaine ».
« Notre entretien vient en ouverture d’un dossier consacré par Opus International à la situation artistique en Amérique Latine. Notre séjour à La Havane, court mais intense, nous a permis d’évaluer l’ampleur d’un dispositif au service de la diffusion des recherches plastiques cubaines, caraïbes, latino américaines, africaines et asiatiques. La deuxième Biennale de La Havane était constituée d’une exposition-concours regroupant près de 2.500 œuvres réalisées par 690 artistes de 58 pays de ces trois continents.
Cette énorme vitrine artistique était entou-rée d’environ 80 manifestations annexes : expositions et débats organisés dans une série de musées et institutions vouées à la création et à la monstration de l’art contemporain à La Havane. La première impression était celle d’une grande confrontation sans a priori thématique, c’est à dire un immense salon très ouvert où les choix étaient laissés à l’appréciation de chacun. (…) Cette Biennale témoigne d’une volonté de Cuba de s’affirmer comme étant un porte parole culturel. Le problème s’est certainement déplacé du politique vers le culturel. Sur le plan économique et social, les Cubains sont en train de modifier leur système de vie. Une certaine forme d’accès à la propriété est en train de se mettre en place, et des contradictions apparaissent, surprenantes, pour un régime d’obédience marxiste. Cuba veut devenir le lieu de rassemblement culturel des Caraïbes et de l’Amérique Latine, en posant le problème des parentés avec les cultures africaines, c’est à dire la question de l’identité qui est le problème central des pays d’Amérique Latine et plus particulièrement des caraïbes. En fait, le modèle cubain diffère énormément de celui des pays de l’Est de l’Europe, et c’est sans doute la force et le triomphe du métissage qui instaurent cette différence, ce sentiment d’espoir que l’on peut ressentir encore au regard de la société cubaine. Le métissage, c’est aussi l’identité non touchée par les apports nordiques et capitalistes. Cuba est le pays qui veut se distinguer le plus de la culture nord américaine. Cuba revendique ce rôle de foyer préservé, alors que la prégnance du modèle économique et culturel des Etats Unis est très forte au Vénézuela, au Mexique, en Argentine ou à Saint Domingue. La présence de l’Afrique est très sensible, dans les coutumes, la pensée religieuse. Mais l’Afrique des Cubains est une Afrique mythique, réinventée sur le plan des rituels, l’image d’une Afrique d’origine complètement transformée dans leurs fantasmes collectifs qui sont habités aussi par le catholicisme et l’Espagne.(…) Mais revenons à la quête d’une Afrique d’origine qui est une préoccupation récente mais fondamentale de l’art caraïbe. Pendant très longtemps, les Caraïbes ont eu honte de leur ori-gine esclavagiste. C’est Wilfredo Lam qui a contribué à revaloriser le passé africain.
La première Biennale de La Havane portait essentiellement sur l’art caraïbe, et plus largement d’Amérique Latine, à partir de l’œuvre de Wilfredo Lam. Lors de cette Biennale, les Cubains ont pris conscience de leur rôle moteur dans cet éparpillement d’îles où l’apport africain est fondamental, plus que dans d’autres pays d’Amérique Latine. Ne plus avoir honte du passé esclavagiste mais, au contraire le revaloriser. C’est un travail qui se fait également du côté de la littérature. Il y a eu, l’année dernière, en novembre 1985, une grande rencontre des intellectuels des Caraïbes. Leur préoccupation, autant que celle des artistes, est de définir leur autonomie par rapport à l’Amérique Latine, pour ne pas être jugés comme une sorte de petite région annexée au continent latino américain, une sorte de province appauvrie, sans passé culturel fort. Il est vrai que l’artisanat des Caraïbes est extrêmement pauvre et que l’identité populaire n’est pas encore bien affirmée.
Dans cette deuxième Biennale, c’est à nouveau le rapport à l’Afrique qui domine et, finalement, ce qui est frappant, c’est que les origines hispaniques n’apparaissent pas tellement dans les travaux des Cubains. En revanche, ce sont les modèles for¬mels occidentaux plus nordiques qui sont prégnants. Il y a visiblement un désir général de s’intégrer dans les grands circuits internationaux. (…) Cette deuxième Biennale témoigne du désir d’occuper une place, de devenir un foyer spécifique, le lieu pri¬vilégié de confrontation entre les cultures artistiques des pays en voie de développement, et ceci dans le but d’attirer l’attention du monde occiden-tal sur leur originalité, les introduire plus activement dans le circuit aujourd’hui dominant des grandes manifestations artistiques occidentales.(…) Par ailleurs, l’attente vis-à vis de l’Europe et du monde occidental dépasse la simple reconnaissance et se fonde aussi sur la volonté de faire collaborer des artistes occidentaux à ce débat international. C’est un peu ce qu’avait mis en place en 1967 Wilfredo Lam, lors du Salon de Mayo, en invitant des artistes comme Aillaud, Arroyo, Monory, Corneille, Bitran, Erro. Les présences de l’Argentin Parisien Julio Le Parc et de l’Italien Mimmo Rotella ont donné lieu à des réalisations sur place. Et ce n’est pas un hasard si un artiste comme Joseph Kosuth, représentant très radical des bouleversements formels des années soixante et soixante dix, a été invité à visiter cette Biennale. En outre, une très belle rétrospective de Télémaque mettait en évidence les apports d’une culture caraïbe (Haïti) à l’intérieur de la problématique de la figuration narrative européenne. A l’inverse, l’œuvre du sculpteur Colombien Edgar Negret illustre l’influence constructiviste occidentale sur le monde Latino Américain. (…) Chez les artistes les plus intéressants le souci de s’enraciner dans une culture autochtone (artisanat, mythes, systèmes économiques au besoin) est patent. Il répond à l’orientation des politiques culturelles exemplaires à Cuba : les artistes doivent susciter un art populaire (encore embryonnaire), et une créativité plus générale. Mendive est un modèle à cet égard. Il crée objets et tissus édités dans une usine qui invite des artistes. Des peintres décorent des autoroutes. Les manifestations de la Biennale de La Havane étaient dispersées dans tous les coins de la ville. Chaque soir, les vernissages étaient l’occasion de concerts dans la rue, orchestres et chanteurs locaux, ou mondialement connus, comme le chanteur brésilien Chico Buarque. Toute la ville était animée, chaque quartier partici-pait à la fête. Dans un pays sans passé culturel fort, l’art proposé par les pouvoirs ne se veut pas élitiste. C’était le rôle dévolu aux artistes invités qui ont tenu des ateliers sur place, ouverts à tous, comme Julio Le Parc, ou les graveurs de l’atelier de sérigraphie. Visiblement, à Cuba, l’effort est porté en premier lieu sur l’éducation, la recherche, la santé et la création plutôt que sur l’élévation du niveau de vie, selon un idéal qui entend se présenter comme une alternative au modèle occidental, tout en se distinguant du modèle soviétique » (Giovanni Joppolo, Hélène Lassalle).
Carmelo Arden Quin comme pont entre des continents
Le lien de Carmelo Arden Quin à sa terre d’origine, à sa langue (ses langues, le portugais, l’espagnol), alors que sa révolution plastique s’inscrit définitivement dans l’art occidental, reste très intéressant eu égard à l’idée de métissage qui travaille le présent et l’avenir de notre planète, comme une richesse incommensurable, et en tant qu’elle est ressaisie comme telle, et non comme une faille identitaire, puisque les échanges, commerciaux d’abord, culturels du même coup, sont à l’origine de la Civilisation.
Côté « racines », il est vrai que durant le séjour avec Carmelo Arden Quin à Cuba pour la IIe Biennale, Wilfredo Lam a été au centre des activités, tel le père symbolique de l’aventure, mais il n’est pas anodin non plus que Carmelo, à la première Biennale, en mai 1984, ait reçu le « Prix de Peinture Joaquin Torres Garcia » pour les trois « Formes Galbées » exposées.
Le 15 février précédent avait été ouverte, pour Carmelo Arden Quin, Matta, Soto, Le Parc, Vardanega, l’exposition « Espacio Latino-americano » (Artistes Latino-américains résidant à Paris) à la Galeria Latino-americana de La Havane, Cuba. Arden Quin y avait montré son œuvre « Cuba Eminente ».
Face à la machine
Et du 7 décembre 1984 au 11 janvier 1985, à ce qui était l’Espace latino-Américain et allait devenir La Maison de l’Amérique latine, à Paris, aurait lieu l’exposition « Face à la machine », avec entre autres Carmelo Arden Quin, Martha Boto, Marta Colvin. Une certaine logique était aussi à l’œuvre : de l’artisanat de la forêt pluviale à l’ère industrielle, un arc-en-ciel de Création. Sa première forme galbée, Carmelo Arden Quin la crée en 1946, l’année où, probablement avec l’aide de Torres-Garcia qui a un atelier à l’Ateneo de Montevideo, Rothfuss organise, le 9 décembre 1946, la première exposition internationale d’art MADI en Uruguay, sous les auspices de l’Association des « Artistas, Periodistas y Escritores » (ASAPE), où Arden Quin lit le Pré Manifeste No. 6, qui malheureusement n’a jamais été retrouvé, mais dont l’auteur se souvient de la dernière phrase : « L’homme voyage dans un véhicule de feu : la lumière ». C’est la première exposition du groupe à Montevideo, aux côtés de nouveaux venus : le sculpteur Rodolfo Uricchio, le poète Aldo Prior et Juan Esteban- Fassio, inventeur d’une machine à lire les « Nouvelles Impressions d’Afrique de Raymond Roussel », qu’Arden Quin aime beaucoup. Kosice est trop jeune pour obtenir un passeport sans l’autorisation de son frère aîné et tuteur, et rate le vernissage. Torres-Garcia non plus n’est pas présent, il est atteint d’un cancer, et Arden Quin organise une visite chez lui, avec Rothfuss, Ignacio Blaszko, Juan-Esteban Fassio. Les autres participants à l’exposition sont Martin Blaszko, Diyi Laañ, Kosice, Elisabeth Steiner, Esteban Eitler, Arden Quin montre trois de ses nouveaux mobiles en bois, rappelant des vaisseaux spatiaux, quatre sculptures transformables en bois et verre, les « Structures étendues », et son premier essai de forme galbée. Ces formes galbées que, quarante années plus tard, le poète Alain Bosquet appellerait « les villes intérieures d’Arden Quin ». « Il y a des villes, écrit Bosquet, dans lesquelles il ne nous est pas possible de vivre, mais qui nous hantent ».
Fin.