Comme Carmelo Arden Quin l’a raconté à Shelley Goodman, l’épouse de Volf Roitman en vue de sa biographie « When art jumped out of its cage », il va voir Georges Vantongerloo dans son atelier de la Place d’Alésia. Agé de soixante-deux ans, vivant seul, bien disposé envers les jeunes artistes, Vantongerloo accueille son visiteur, puis lui donne l’adresse du peintre et céramiste turc-arménien Léon Tutundjian, co-fondateur du groupe Abstraction-Création, que Carmelo, à Buenos Aires, admirait, dont il avait failli mettre des reproductions d’œuvres dans la revue Arturo en 1944. « Jusqu’à ce que j’arrive à Paris, dira Arden Quin dans une interview, je n’avais compris ni Mondrian ni Malevitch, et c’est en voyant le travail de Vantongerloo que, pour la première fois, j’ai compris le problème. Aujourd’hui, avec la création d’un madisme scientifique, je considère le blanc comme la base plastique de nouvelles expérimentations ».
Mais si on revient un peu en arrière sur ce que réclamait le Mouvement De Stijl, on en voit un extrait dans le Préambule qui ouvre le numéro 1 de la revue (et qu’on peut supposer que, dans ses conférences de 1935 à Montevideo, Torres Garcia aurait présenté, et que donc Carmelo Arden Quin aurait connu, et souhaité développer dans ses Manifestes dès 1994) : il y est réclamé une nouvelle conscience esthétique, l’homme moderne doit avoir accès aux choses neuves dans les arts plastiques, dans une équivalence pure de l’esprit de l’époque et des moyens d’expression. En 1918, Mondrian titre : Le Défini et l’Indéfini, en juin 1919 : Réalité naturelle et Réalité abstraite. En 1922 Lajos Kassak et Laszlo Moholy-Nagy écrivent : Quelle serait la valeur de notre vie si le fait de notre existence ne signifiait pas pour le monde un plus (…) La nouvelle forme est une architecture. Un déblayage fondamental. Et cependant l’art nouveau est aussi simple que la tendresse de l’enfant ; il est volontaire, catégorique et vainqueur de toutes les matières. (Revue « Ma », Vienne septembre 1922). En 1925, Lissitzky écrit (Europa Almanach) : … La solution de Mondrian est l’ultime performance dans l’ordre des valeurs de la peinture en Europe occidentale. Il ramène la surface peinte à son état originel, c’est-à-dire au plan, sans plus. On n’entre plus dans le plan et on n’en sort plus. Curieusement Michel Seuphor, dans le tome 2 de L’art abstrait compare le travail des membres de De Stijl, dans sa sévérité, avec la première architecture monastique espagnole tout en demeurant une expression absolue de notre temps. Michel Seuphor qui raconte sa rencontre avec Torres-Garcia en 1929, et ensuite le trio qu’ils ont formé avec Van Doesburg pour imaginer « Cercle et Carré ». Dans « Cercle et Carré n°1 », Paris, 1930, Torres-Garcia écrit :
Si nous avons pensé devoir nous réunir (…) c’est pour trouver une base, pour avoir des certitudes. Et notre raison nous a montré que cette base c’est la construction. (…) Créer un ordre est ce qu’il faut ( ... ) celui qui crée un ordre établit un plan il passe de l’individuel à l’universel.( ... ). Notre seul but c’est de construire. Le pôle opposé du sens constructif est la représentation. Imiter une chose déjà faite n’est pas créer ( ... ) En dehors de nous existe le pluralisme, en nous l’unité. ( ... ). Avec cela disparaît une dualité qui a toujours existé dans le tableau : le fond et les images. Où la structure prend la place des images surajoutées il n’y aura plus de dualité entre le fond et les images et le tableau aura recouvert son identité première : l’unité. Et, dans De la tradición americana : arte précolombino (février 1935), il rappelle qu’en réalité notre nord est le sud :
« L’époque romantique du pittoresque est passée et nous sommes devant l’époque dorique de la forme. Laquelle est dans l’universel. Ce faisant, elle pourra maintenant être aussi uruguayenne que jamais. Uruguayen du XXe siècle. Un pas est fait pour construire, et il fera ce pas. Il construira avec la forme et avec le ton. Et alors il fera de la peinture, et devra penser que ce qu’il faisait avant était de la littérature. Ensuite il regardera son œuvre : elle est universelle, mais elle est d’ici ».
Ce qui faisait admirablement le pont entre l’Europe et l’Uruguay, ce qu’Arden Quin continue de faire au-delà de sa mort, par son œuvre, par sa théorie, par sa poésie, par sa présence-au-monde. Et Bolivar est l’uruguayen vivant de MADI. Il vient d’avoir 80 ans, cette célébration occupera un autre chapitre. Pour revenir à la « période blanche », les premières formes blanches de Carmelo Arden Quin apparaissent à Ivry en 1949 (il en a déjà créé, mais sans viser cette problématique), et en 1950 il rencontre Marcelle Saint-Omer avec laquelle il va organiser le « Centre de Recherches et d’Etudes MADI », rue Froidevaux en décembre 1951. Roger Neyrat raconte (texte publié sur l’invitation de l’exposition « Madi hier, Madi aujourd’hui, Madi demain, Arden Quin et Volf Roitman », Galerie Claude Dorval, juin-juillet 1995) : …
Centre d’Etudes et de Recherches MADI
« Dès son arrivée à Paris (1951) et son adhésion à Madi, Roitman a l’idée de créer un Centre d’Etudes et de Recherches pour notre mouvement. L’Atelier du 23 de la rue Froidevaux, de 1950 à 1957, est alors à MADI ce que le Bateau Lavoir fut aux peintres cubistes de 1904 à 1910 : une sorte de laboratoire d’avant garde, un mini-Bauhaus, une petite Villa Borghèse ; soit un modeste mélange de tout cela, où peintres, sculpteurs, poètes se retrouvent pour travailler ensemble. On étudie beaucoup dans cet atelier d’Art Construit. De nombreuses projections documentaires apportent aux membres du groupe Madi et à leurs invités une connaissance approfondie des dialectiques esthétiques, de l’époque classique à l’époque contemporaine, en passant par tous les mouvements où MADI reconnaît sa propre filiation : l’impressionnisme, le cubisme, le futurisme, le suprématisme et le néo plasticisme. MADI veut en être la synthèse et l’aboutissement logique en même temps qu’une perspective ouverte sur l’avenir. On rentre en pleine plastique blanche. Des artistes de renom viennent voir leurs cadets : Georges Vantongerloo, Herbin, Marcelle Cahn, Michel Seuphor, Nicolas Schöffer, Vieira Da Silva etc. (…) Pendant les six années du Centre d’Etudes Madi, le bel atelier de la rue Froidevaux vit naître beaucoup d’œuvres. La lumière des lieux contribua sans nul doute à vérifier la qualité picturale du Blanc nu, l’historique blanc mallarméen d’Un coup de dés, le monochrome d’Alphonse Allais, et surtout les recherches de Vantongerloo sur le Blanc et ses pouvoirs optiques. Ces six années de fonctionnement correspondent à la belle période de la Plastique Blanche, concept minimaliste que nous nous efforcions de porter à sa plénitude géométrique et à son extrême dépouillement graphique en 1952 et 1953 par des œuvres où l’organisation de la sobriété permet de faire l’expérience de la force optique non visible. Volf Roitman, dans ces mêmes années, réussit des œuvres d’une exceptionnelle finesse d’exécution, justifiée par une grande rigueur et une parfaite maîtrise technique.
Ce sont de pures compositions linéaires. (…) C’est une heureuse époque pour moi aussi, où j’utilise le minimalisme à l’extrême en n’accordant, à la surface à peindre, que la marque réduite de quelques points de couleurs primaires distribués aux intersections de lignes de force optique, verrouillant ainsi une composition où l’imaginaire est particulièrement sollicité. Et pour Nuñez, qui s’attaque à la vibration optique inspirée de Seurat et ou le sériel de points exposé chez Denise René, en 1952, anticipe le cinétisme. En résumé, le Centre d’Etudes et de Recherches Madi fut pendant six ans un atelier pédagogique, un lieu d’investigation constante, une pépinière d’artistes internationaux, et une plateforme où, par la voie d’expositions, de manifestes, de catalogues, l’Art Madi put, au fil des années, devenir une sorte de commun dénominateur à de très nombreux artistes, bien au delà du contexte traditionnel de frontières, les réunissant dans le grand mouvement International qu’il est devenu ».
Au 6ème Salon des Réalités Nouvelles de la ville de Paris (juin-juillet 1951), et à la Galerie Miromesnil, Arden Quin montre des plastiques-blanches, comme Le Chat. C’est fin janvier 1952 qu’Arden Quin initie Roitman à la plastique blanche et sa technique complexe - le formaggio - employée à la Renaissance par Vinci, puis Goya. La caséine tempera a aussi été enseignée à Arden Quin par Torres-Garcia. « Avec Torres, explique Arden Quin, nous utilisions une formule compliquée, consistant en caséine, colle et autres ingrédients, mais à Paris, Volf et moi trouvâmes du casé-Arti, produit manufacturé qui obtenait à peu près les mêmes effets ». Ils coupent eux-mêmes les formes ou les font couper à la menuiserie Saint-Omer. Ensuite passer le Casé-Arti, et peindre à la peinture Ripolin ou Valentine. Séchage, ponçage, autres couches, le but étant d’obtenir une surface lisse, lumineuse. « C’était une période de polissage à la main écrira Roger Neyrat, proche de celui d’un travailleur du marbre antique… Cette innovation en peinture conçue pour mieux sentir, voir l’irruption de la couleur. C’est à ce moment que l’artiste commence à peindre. Peindre dans le sens biologique du terme, pour ne fournir à la surface qu’une nourriture picturale. Ce concept de Plastique Blanche est nécessaire pour comprendre le travail de Vantongerloo, aussi bien que celui d’Arden Quin, Volf Roitman, et le mien ».
Ce fil (cette filiation), qui fait passer (passation de pouvoirs) le témoin, de Torres-Garcia avec une recherche d’universalisme qui va être ramenée de Paris, et de la Hollande, à l’indianité uruguayenne, à Carmelo Arden Quin, me semble essentielle. Carmelo qui n’a pas théorisé le blanc dans ses Manifestes, mais plutôt, d’après moi, dans ses poèmes, et surtout dans son rêve fameux Pedro Subjectivo. Car le blanc, c’est encore moins une couleur pour lui que pour quiconque, le blanc, c’est l’espace de création du monde, et si Vantongerloo, avec Gert Marcus, a été frappé par une aurole boréale, l’Aurore des Ages d’Arden Quin (Revue Ailleurs n°1, texte illustré par le Temple de Delphes) vient l’écrire au-delà de l’espace et du temps :
La colline se présente enveloppée dans une lueur de grâce. J’ai devant moi, dans le lointain, la parure de sa forme émouvante, et si j’avance, j’entre en Possession d’une gloire nouvelle avec les signes de jouissance des lieux, signes non décelés auparavant, et dont j’ignorais, ou feignais d’ignorer l’existence. (…) La pierre vibre sous les reflets du ciel blanc.
La pierre, toujours, comme cet objet spinozien qu’il a traité chez Pichon-Rivière en 1945 dans une séance en prémisses à MADI, pierre/objet absolu de son rêve fondamental, et où intervient sans cesse une personne habillée de blanc…
« … Alors la personne habillée de blanc apparut, et elle s’est mise devant nous, elle nous a regardés l’un l’autre, mais ne nous a pas salués, elle n’a pas parlé, elle n’a pas bougé. Au bout d’un moment elle a commencé à se déshabiller. Elle a commencé à enlever sa veste qui était blanche, et tous ses vêtements, jusqu’à rester nu. Mais on ne voyait pas – au moins moi je ne voyais aucune différence entre cette même personne habillée de blanc et cette même personne nue ».
C’était en 1945, et Carmelo Arden Quin est allé trouver Georges Vantongerloo en 1949…
Carmelo Arden Quin a toujours suivi son fil : à la fois Ariane, Thésée, le Minotaure et le Labyrinthe…
Fin.