Oui, Françoise Armengaud a beaucoup investigué l’œuvre d’Henri Baviera. On sait comment, à travers sa rencontre avec André Verdet elle est devenue proche de Saint-Paul et de son monde, et, grand exégète d’André Verdet, elle l’est devenue comme naturellement d’Henri Baviera. En 1985 (Edition Vence Cité des Arts) sort, de Françoise Armengaud « Henri Baviera, Vers un mémorialisme de l’imaginaire », devenu dans la Monographie « D’un mémorialisme de l’imaginaire à un mémorialisme de la matière-lumière », texte énormément étoffé. Dans l’édition de 1985, un texte d’André Verdet suivait celui de Françoise, très fin comme d’habitude, et qui a en plus le mérite d’analyser l’œuvre princeps du peintre, « Intérieur paysan », devenu mythique. En voici le début :
Henri Baviera, ce Saint Paulois de naissance un père sicilien, une mère provençale qui vint, en 1949, installer crânement son atelier de peintre à Saint Paul, à l’âge où d’autres jeunes préparent les classes du bac. (A 10 ans, Henri Baviera s’était inscrit à une école municipale d’art à Nice).
A Saint Paul, il devient mon ami. Je l’ai vu peindre à seize ans, avec une maestria académique étonnante, une grande toile « Intérieur Paysan ». Baviera a eu raison de garder cette composition témoin, exécutée à la cime d’une inspiration exaltée.
Qu’il la place dans une salle réservée aux hyperréalistes, elle fera sensation par la précision quasi surréelle de ses composantes objectives insérées dans leurs détails minutieux.
Sfumato, clair obscur, perspective linéaire, immobile attente, les postulats vinciens et post renaissants y sont chers au cœur de l’enfant peintre. Pour gagner sa vie, Henri Baviera modèle des santons, des statuettes, façonne des hauts et des bas reliefs, peint des cartes de vœux, des vues du village. Mais sa jeune pensée s’active déjà au delà des conformismes de la main artisane.
C’est vers les années 1958 1960 qu’il commence à s’approcher de la cadence, du rythme intérieur des choses, au travers des paysages d’Espagne et de Provence : découverte de la dimension planétaire du monde, cheminement vers l’image essentielle. L’univers minéral le fascine. Le graphisme se met bientôt à surgir des ombres en contre point de lumière.
La série des Insectes (1960 1961) est le début de l’approfondissement du réel qui se mue peu à peu, lors des années suivantes, en signes constitutifs : évolution vers une synthèse emblématique d’un monde tellurique, à la fois diurne et nocturne lune, soleil. Bientôt la terre se métamorphose au feu de l’imaginaire. Henri Baviera tente de faire entrer dans ses toiles, ses gouaches et ses dessins, le jeu des tensions et des distorsions, des pesées, des écartements et des fractures, le jeu des compressions et des éclatements. (André Verdet, octobre 1972)
Et André de poursuivre le cheminement du peintre jusqu’au moment où il écrit, 1972, en terminant par cette phrase presque emblématique : « …les vertus agissantes d’une sensibilité au diapason de l’idée originelle ».
Construction d’un microcosme
Le texte revisité de Françoise Armengaud, dans la Monographie occupe (avec les illustrations, bien sûr, presque une centaine de pages. C’est dire qu’il s’agit d’un travail exemplaire. J’ai choisi le chapitre intitulé la « Construction d’un microcosme », où, semble-t-il, le vocabulaire d’Henri Baviera vient s’organiser :
L’objet s’absente, et pourtant le monde est là. Comment comprendre ce paradoxe ? La réponse nous viendra peut-être dans les propos du psychanalyste François Daniel Alberola qui, parlant de Baviera en 1984, affirme que « sa sensibilité, son intuition, nous conduisent au centre de l’inquiétante étrangeté de la matière ». Mais si la matière est bien au centre des préoccupations de Baviera, elle n’est pas sans forme. C’est par le biais de ses formes qu’elle apparaît d’abord. Formes géométrisées. Le carré, le rectangle, le triangle. Lorsqu’Alberola interroge le peintre sur l’importance de la présence en ses toiles du triangle et surtout de la forme architecturale de la pyramide, Baviera répond : « Je ne me complais dans aucune espèce de mysticisme douteux à partir de figures cabalistiques. Il s’agit de travaux où je laisse la plus large part d’expression à l’inconscient. Le triangle ou la pyramide sont des structures que l’on rencontre dans la nature sous diverses formes. C’est une des figures géométriques les plus simples réalisables avec des droites. De la préhistoire à l’Antiquité, bien des peuples ont vu dans la montagne un lien entre terre et ciel et ont cherché à symboliser sa forme pour s’en approprier la force cosmique. Depuis certains cristaux, des abris les plus simples, aux toits des maisons jusqu’aux pyramides, il semble que ce soit une figure qui fait partie de l’histoire du monde et de l’humanité, c’est à ce titre qu’elles m’impressionnent ».
Outre les formes géométriques fondamentales, dans ces microcosmes que constituent – chacun en soi de manière intégrale – les tableaux de Baviera, les quatre éléments de la tradition se retrouvent. La Terre, l’Eau, l’Air et le Feu.
Commençons par l’eau, car en elle s’illustre métaphoriquement la qualité de « transparence » des peintures. L’eau, c’est le ruissellement, la limpidité, la fluidité des nappes, leur pénétration diffuse. Parfois elle donne de somptueuses architectures d’icebergs, avec leurs cavités bleues. Il y a un sidérant bleu-vert glacier chez Baviera. Des herbes fossiles sont prises dans les cristaux. Depuis les fentes rocheuses surgit une source où s’abreuver, une jaillissante eau-lumière.
Quant à l’air, il nous livre l’ascension, l’évasion, la vibration, d’où la musique, la palpitation. Si on devine la lumière dans la matière, on la voit d’abord colorer l’atmosphère. C’est de cette lumière sans doute que parle Ruskin, « lumière vivante, qui continue de respirer au plus profond de son immobilité la plus hypnotique ».
Et le feu ? Il est lié à la terre, à l’air. C’est le torride, l’ardent, la lave, les volcans. Il y a un feu de rubis et d’améthyste dans certaines toiles de Baviera. Un feu qui brasille dans les lointains et qui rend flous jusqu’aux mirages qui s’y fomentent. Je ne puis m’empêcher d’évoquer ici cette controverse qui eut lieu au XVIIIe siècle à propos des hypothèses cosmogoniques et qui opposa ceux qu’on appela les Neptuniens – pour qui le monde provenait de l’élément eau – et les Vulcaniens – pour qui le feu était à l’origine de tout. L’eau ou le feu. Ce sont, nous déclare le philosophe François Dagognet, les défenseurs de l’ignition et des volcans qui « penchent pour la vision romantique des violences ou des catastrophes, en même temps qu’ils privilégient la verticalisation. Corrélativement, l’eau va de pair avec l’aplatissement, la dénudation, la continuité dissolvante ». Pareille controverse semble parfois prendre vie devant nos yeux selon que nous méditons devant telle ou telle toile de Baviera.
Controverse, conflit, certes. Mais des quatre éléments, c’est sans doute la Terre qui prédomine dans l’œuvre baviérienne. La Terre, avec sa solidité, son « grain », sa massivité, sa minéralité, la saturation inhérente, qui la caractérisent. La Terre est l’objet premier du toucher, avec ses qualités : le fragmentaire, le caressant, le lisse. Réceptacle des racines enfouies, socle de l’humus. Lieu des abîmes souterrains, les rochers, les grottes, les ressources de l’ocre, la couleur-pigment. Le granit, le calcaire poreux, les sables, les cendres, le marbre, le basalte, l’obsidienne, la calcite. Relief, corpuscule, mémoire du roc. Chez Baviera, il y a aussi fréquemment quelque chose de la cassure, qui fait contraster le brillant et le mat.
Chez des écrivains, chez des poètes, j’ai souvent rencontré des expressions qui m’ont frappée parce que ce qu’elles évoquaient pour moi, c’était l’entreprise baviérienne (bien qu’elles n’eussent, ces expressions, aucun lien conjoncturel avec elle). Je vais en citer quelques-unes.
« Des accidents de lumière dans l’obscurité du temps », dit Marguerite Duras des lettres passionnées qu’elle écrit à un homme qu’elle n’a jamais rencontré (Les yeux verts).
« Des narrations de lumière puisées dans la terre humide des ombres » : cette description que le critique d’art Claude Fournet formule à propos des tableaux de Matisse, La Danse, La Piscine, cela aussi conviendrait – mutatis mutandis – à certaines toiles de Baviera.
C’est que la Terre n’est pas dépourvue d’alliance avec la lumière.
Ecoutons encore un poète, Federico Garcia Lorca :
Le caillou veut être lumière.
II fait luire dans l’obscurité des fils de phosphore et de lune.
« Que veut-il ? » se dit la lumière.
Dans ses limites d’opale, elle se rencontre elle-même et revient.
La lumière demeure vivante et mobile à travers tous les milieux, même les plus denses, les plus opaques, obscurs, nocturnes. André Verdet, lui, parle de « son action continue dans la pierre ». La pierre est emblème classique de l’inerte, épreuve pour la croyance, épreuve pour la lumière elle-même, comme le poète l’affirme lorsqu’il écrit dans Détours :
On la croyait prisonnière
À vie à mort nul ne savait
Tandis qu’elle est sans faillir
À jamais de passage
Même au plus serré
Du bloc minéral
(Françoise Armengaud,Paris-Lorgues, 2008)
Magnifique texte, qu’il y aurait intérêt à savourer in extenso, avis aux amateurs !
A suivre...