La manifestation « supreMADIsm », hommage aux maîtres du constructivisme russe, s’est tenue à Moscou du 10 mai au 5 juin 2006, ayant pour organisateurs les hongrois Zsuzsa Dardai et János Saxon-Szász, fondateurs du Madi Mobile Museum de Budapest, en collaboration avec l’Association internationale de Symétrie Moscou/Budapest, et le NCCA, Centre national d’art contemporain de Moscou, les lieux d’expositions étant le Musée d’Art Moderne de Moscou, le NCCA, le Centre Culturel Hongrois, le Club « Bilingua », et… la tombe de Kazimir Malevitch.
A partir du 10 mai se succédèrent donc événements et conférences sur la « Géométrie dans l’art et la science », sur le « Constructivisme russe dans le passé et le présent », sur « Moholy-Nagy et le constructivisme : des affinités électives », sur « Malevitch et Roslvaez », les expositions montrant des œuvres de la collection du Madi Mobile Museum (Madi Brésil, Belgique, France, Allemagne, Hongrie, Japon, Italie, Pays-Bas, Pologne, Russie, Suède, Slovaquie, Uruguay, USA, Venezuela) mises en regard d’œuvres de maîtres russes des années 1920, Malevitch, Tatline, Rodtchenko, Lissitzky ... Projections de : « Les maîtres du constructivisme russe, Malevitch, Rodtchenko, Tatline, El Lissitzky » (Archives du Film, Moscou), Moholy-Nagy, Péri (Archives du Film, Budapest), Portrait de Lajos Kassák par Boris Zsigmondi (Hongrie), Kassák par Tamás B. Farkas (H), « Universo MADI, Portrait de Carmelo Arden Quin » par Zsuzsa Dardai (H), et un documentaire sur le Musée MADI de Sobral compilé par Jean Branchet (F). Conférences encore sur la Construction dans la littérature, la poésie, la musique, sur l’actualité du constructivisme russe, sur la présence du suprématisme dans l’architecture des églises russes, sur les « Propriétés géométriques du code génétique et le système symbolique de l’ancien livre chinois I-Ching », sur « La généralisation des symétries géométriques dans la science et l’art du 20e siècle », et succession de concerts, danses, performances, dont celle de Josée Lapeyrère, qui fut présente dans cette chronique à l’occasion de l’Acte Poétique de Carmelo Arden Quin à la galerie Alexandre de la Salle en 1996. Et le Festival « supreMADIsm » se termina par une commémoration sur la sépulture de Kazimir Malevitch.
Le film de Zsuzsa Dardai « Universo MADI, Portrait de Carmelo Arden Quin » avait été réalisé en 1999 à Savigny, chez Carmelo Arden Quin qui donnait à son interlocutrice des explications sur le Mouvement et sur la Polygonalité. Le Coplanal venait directement des jouets articulés de Torres-Garcia, et la peinture Coplanal était l’une des peintures Madi. Le Coplanal tenait de l’objet à cause de son aspect ludique, l’un des aspects de Madi étant le problème du jeu.
L’arbre était un objet mobile, un homme qui marche aussi, mais l’objet le plus extraordinaire était l’œil. Non seulement l’œil était un objet géométrique, mais c’était un objet Madi. Et il fallait rendre hommage à Rodtchenko qui au début des années 20 avait exposé des « Sculptures suspendues », Arden Quin en avait faites lui-même. Pour parler de polygonalité, Arden Quin montrait du doigt l’une de ses formes noires, de 1942, dont il disait qu’elles avaient été influencées par l’art nègre.
Naturellement il y avait de l’évidé, mais aussi des angles, rentrants, sortants. Il les comptait, il y en avait quatorze, des convergents, et des divergents, vers l’infini. Un polygone à quatorze angles, alors que dans la peinture classique, il y en avait quatre. Sous nos yeux Arden Quin confectionnait une œuvre Madi avec un rectangle et un cercle.
Insistance de la polygonalité
Avec légèreté mais fermeté, tout en accueillant des artistes qui étaient dans une simple réflexion sur la géométrie, et qui dans Madi étaient « de passage », Carmelo Arden Quin, depuis la fondation du Mouvement, n’a cessé de mettre l’accent sur la polygonalité. La sortie du cadre, la mobilité, et d’autres concepts développés dans les Manifestes, étaient certes importants, mais la polygonalité, lorsqu’il s’en explique, qu’il compte les angles, fait valoir leur multiplicité, devient presque une notion philosophico-mathématique, on pense à la complexité des fractales, des cristaux, les angles sortants ou rentrants évoquant l’infiniment grand et l’infiniment petit.
Et si la sortie du cadre est ce qui vient d’abord à l’esprit concernant la spécificité de MADI, si elle a été au fondement de la révolution que venait annoncer la revue Arturo (première manifestation de ce qui allait devenir Madi sous la forme du Groupe Arturo, puis d’« Arte Concreto-Invención »), concernant d’ailleurs tous les champs de la création, c’est par Rhod Rothfuss qu’elle fut théorisée dans la revue, le texte de celui-ci sera reproduit dans le Catalogue de l’exposition « Art d’Amérique Latine », Paris, éd. Centre Georges Pompidou, 1992, traduit de l’espagnol par Margarita Young.
« Le cadre : un problème de l’art plastique actuel. Suscité par la révolution bourgeoise de 1789 en France, un fort courant naturaliste envahit les arts, spéciale¬ment la peinture, depuis longtemps reléguée à une condition comparable à celle d’un appareil de photos. Il faudra que surgisse un Cé¬zanne dans ce vaste paysage plas¬tique, avec un nouveau concept pic¬tural qui lui permettra de dire : « J’ai découvert que le soleil est quelque chose que l’on ne peut pas repro¬duire, mais que l’on peut repré¬senter » ; ou un Gauguin qui écrivit : « L’art primitif procède de l’esprit et amplifie la nature. L’art qui se fait appeler raffiné procède de la sen¬sualité et rend service à la nature. La nature est la servante de l’art et la maîtresse de la sensualité. Si elle le convertit en serviteur en se faisant adopter par l’artiste, elle l’avilit. C’est de cette façon que nous sommes tombés dans l’abominable erreur du naturalisme qui avait com¬mencé avec Périclès... », il faudra que la peinture retourne petit à petit à ses anciennes lois si longtemps ou¬bliées. Cela est arrivé en 1907, avec l’apparition du cubisme, avec qui elle retrouve toute sa valeur dans la création du tableau, les lois de la proportion, du coloris, de la compo¬sition et de tout ce qui a rapport à la technique. Le cubisme sera défini briève¬ment par Guillaume Apollinaire dans « Le Temps » du 14 octobre 1914, alors qu’il se référait à 1’« aspect géométrique de ces peintures, où les ar¬tistes avaient voulu restituer, avec une grande pureté, la réalité essen¬tielle ». Et ce sera ce désir d’exprimer la réalité des choses qui amènera la peinture à une plastique de plus en plus abstraite, cela passera par le fu¬turisme et culminera aux dernières époques du cubisme, du néo-¬objectivisme, du néo-plasticisme et aussi dans le constructivisme ». A ce moment, alors que l’artiste paraît être au plus loin de la nature, Vicente Huidobro dira : « Alors qu’il n’essaie plus de l’imiter dans ses ap¬parences, jamais l’homme n’en avait été aussi proche, il l’imite dans le plus profond des lois qui la constituent, dans la réalisation d’un tout, à l’intérieur d’un mécanisme de pro¬duction de nouvelles formes ».
Cependant, alors que le problème de la création plastique pure trouvait des solutions, en surgissait un autre (grâce à un principe dialectique iné¬branlable), moins ressenti dans le néo-plasticisme et dans le constructi¬visme, à cause de leur composition orthogonale, que dans le cubisme et le néo objectivisme et ce fut : le cadre.
Le cubisme et le néo-subjecti¬visme, à cause de leurs compositions construites sur des rythmes de lignes obliques, ou en figures triangulaires ou polygonales, se sont trouvés devant le fait qu’un cadre rectangu¬laire coupait l’essor plastique de l’idée développée. Inévitablement le tableau était réduit à un fragment.
On a très vite eu l’intuition de cela. Et les tableaux montrent des recherches de solution. Par exemple Man Ray, Léger, Braque et plus près de nous, le cubiste de l’automne, Pettoruti, qui parmi d’autres, com¬posent quelques unes de ses œuvres en cercle, en ellipses ou en polygones, qu’ils inscrivent dans la surface du cadre. Mais ce n’est pas non plus une solution. Parce que, précisément, ce qui est régulier dans ces figures, le contour sans inter¬ruption, symétrique, est ce qui do¬mine la composition, en la coupant.
C’est pour cela que presque tous ces tableaux ont repris ce concept de fenêtre des tableaux naturalistes en nous donnant une partie du thème mais non sa totalité. Une peinture avec un cadre régulier fait pressentir une continuité du thème, qui ne dis¬paraît que quand celui ci est rigou¬reusement structuré en accord avec la composition de la peinture.
Ce qui veut dire qu’on fait jouer au bord de la toile un rôle actif dans la création plastique. Rôle qu’il doit toujours avoir. Une peinture doit être quelque chose qui commence et qui termine en elle même. Sans solu¬tion de continuité ».
Le mot « polygone » est plusieurs fois prononcé, mais pour dénoncer que jusque-là cette figure est restée enfermée, cadre oblige. Dans la revue Arturo, Arden Quin est occupé ailleurs, il s’attaque, en amont, à la dialectique historique « Primitivisme-Réalisme-Symbolisme ». Le marxiste Arden Quin veut sortir l’art de la répétition de ces trois approches, pour en créer une qui les nie, mais a été ébauchée par les « pères » dans une sorte de « primitivisme moderne » : « Ainsi, l’Expression, qui en art est le fondement du primitivisme fondateur a été remplacé dans le primitivisme moderne, scientifique, par l’INVENTION. Ses artistes, plus que des intuitifs purs, ont été des « inventeurs ».
Et plus que par un processus d’imagination (Apollinaire n’avait pas une grande imagination), ils ont été habités par un processus de « création ». C’est à partir de là qu’ils ont pu construire, en toute conscience (les Mouvements le prouvent) le solide édifice de l’art contemporain ». Et après quelques développements sur ce thème, Arden Quin en arrive à ce que, eux, veulent faire :
« Ainsi, l’invention se fonde sur la rigueur, non pas par des moyens esthétiques, mais à des fins esthétiques. Cela naturellement implique d’abord que l’imagination puisse fleurir dans toutes ses contradictions, puis que la conscience l’ordonne et la débarrasse de toute représentation proche de la nature (même s’il s’agit de rêves), et de tout symbole (même puisé dans inconscient).
Ni expression (primitivisme), ni représentation (réalisme), ni symbolisme (décadence).
INVENTION. De toute chose ; de toute action ; forme ; mythe ; pour une meilleure ludicité ; pour une meilleure expérience de la création ; éternité. FONCTION ».
Invention de la polygonalité
C’est dans le manifeste suivant, « El movil », lu chez Enrique Pichon Rivière le 8 octobre 1945, que la polygonalité est annoncée par Arden Quin comme outil de rupture : « Pour nous, l’emploi des polygones, soit réguliers, soit comme simple espace dans laquelle s’inscrit la composition, est ce qui nous différencie, qui fait notre originalité. En abandonnant comme base de composition les quatre angles de l’orthogonalité classique, carré et rectangle, nous gagnons en possibilités d’inventions multiples. C’est un nombre infini de formes planes que nous pouvons créer ; chacun d’entre nous a sa forme plane au plus profond de son psychisme. C’est ma conviction . (…) Affirmer la Pluralité et la Ludicité, travailler avec des angles de toute espèce, employer la masse et le vide en un jeu dialectique ; l’éclat ; la transparence ; le mouvement réel. Il est de mon devoir de rappeler ici les jouets de Torres-Garcia, jouets qui s’articulent et changent de position à volonté.
Dans le catalogue édité par l’Espace Latino-américain et la Galerie Alexandre de la Salle en février 1983, Alexandre de la Salle ne manquait pas de faire un sort au Coplanal, après avoir parlé de la polygonalité : « C’est non seulement en s’arc boutant les uns sur les autres, mais plus en¬core par le jeu de leurs contradictions, de leurs brusques confrontations, de leur subtile dérive, que les éléments de la surface peinte vont créer une harmonie supérieure et susciter cette floraison d’œuvres étranges, déran¬geantes et belles de leur surprenante audace et de leur liberté inouïe. Les « Coplanals » sont un des sommets de ses trouvailles. Composés de plusieurs polygones peints, vissés sur une structure à claire voie, chacun de ses éléments carrés, cercles, triangles, vit d’un seul et même mouvement, de sa vie propre ET de celle de l’ensemble où ils viennent s’insérer. Non seulement la totalité générale est mobile, par élongation des parties ou par aplatissement, mais pour chacune de ses positions, elle peut être modifiée par la plus infime variation d’un seul de ses éléments constitutifs. Tous ces déplacements se font dans l’unité d’un seul et même plan, jamais d’avant en arrière. Ces travaux constituent les prémisses incon¬tournables de l’art cinétique ».
Et tout au long de sa vie, au fil des textes, Carmelo Arden Quin rappellera la polygonalité. Comme dans cet extrait du manifeste « Raison d’être » (Catalogue de l’exposition MADI de fin 96/début 97 à Arte Struktura, Milan, dirigé par Anna Canali) : « … Les madistes italiens s’emploient à démontrer d’une manière constante que l’art peut être géré autrement ; que des matériaux nouveaux dans des lois de compositions nouvelles doivent être mis à disposition et son emploi systématisé pour la réalisation de la forme ; que la « polygonalité » doit être suivie dans toutes ses possibilités et projeter l’imaginaire encore plus loin à la recherche de l’inédit… »
Et dans cet extrait du catalogue de l’exposition « De Madi à Madi (1946-1999) », Galerie Municipale d’Art Moderne de Gallarate, automne 99 : « Ces dernières années ont été très actives pour notre Mouvement, tant en Italie qu’en Espagne, Hongrie et France. MADI est intervenu partout avec rigueur et cohérence, et ses manifestations ont été accueillies avec beaucoup de sympathie et d’intérêt. Chaque exposition a pu montrer un progrès constant dans la composition, l’utilisation de nouveaux matériaux, avec des formes nouvelles et originales, revêtues de tous les aspects d’un chromatisme inédit. Pour nous ceci signifie que le « concept de polygonalité » recherché par MADI est valable, pourvu que l’expérience le démontre, et que déjà lui seul constitue un événement extraordinaire dans la peinture construite ; lui seul qui peut au jour d’aujourd’hui rénover en profondeur l’art géométrique. MADI donne sa vraie place à la dimension picturale, c’est-à-dire à la superficie, avec l’élaboration à l’infini de polygones plats, sans compter la variété des reliefs et le traitement du monochrome, qui trouve dans la forme MADI sa vraie essence esthétique ; sans oublier les coplanals ».
Et dans le « Pré manifesto di napoli » (catalogue de l’exposition « Madi », printemps 2001, San Giorgio a Cremano, sous l’égide d’Arte Struktura) : « MADI est un événement, et comme tous les mouvements esthétiques, se fonde sur des concepts. Dans notre cas, concepts vieux comme le monde, mais qui furent laissés de côté ou oubliés. Un de ceux-ci est le concept de « polygonalité », et également de géométrie : jamais on ne l’a étudié consciencieusement, comme on aurait dû… » etc.
Et dans le « Pré-manifeste de Milan » (catalogue de l’exposition de mai à juillet 2002 au Musée d’Art Contemporain de Pieve di Cento, en collaboration avec le Centre d’art contemporain de Brescia et Arte Struktura, ayant pour titre « Pourquoi Madi est de permanente actualité ? » :
« Madi a sa constante. Cette constante est la polygonalité au delà des quatre angles. Ce n’est pas du spirituel pris par ses cheveux pleins de parasites. C’est une chose simple et rigoureuse en sa forme et son contenu, sans aucune prétention d’un au delà faussement mystique. Madi est Lucidité et Plu¬ralité. Une présence continue de simple beauté. Madi construit continuellement le futur. Et ceci, en dépit de tous les opportunismes et compromissions de tout acabit. Madi se veut le mouvement esthétique de notre siècle. En vérité, Madi n’a pas d’histoire, il fait en permanence l’Histoire, il fait en permanence le présent et l’avenir. Je fais appel à nos camarades du Madi Italien, qui luttent et créent en ce sens, pour qu’ils ne se laissent abuser par des fourbes sans vergogne et des menteurs arrogants, qui ne font que démoraliser en vue de la liquidation de cette merveilleuse aventure qu’est le Madi. Mettez à la porte ces gens là. En avant ! Et bonne route aux madistes italiens ».
Les madistes sont si nombreux qu’il faudrait un livre de 10.000 pages pour analyser le rapport de chacun aux préceptes du Mouvement, aujourd’hui j’évoquerai brièvement les œuvres d’István Haász, Hongrois, madiste de la Galerie Orion et qui fut présent dans l’exposition récente du CIAC de Carros, mais aussi, en 2001, pour des expositions personnelles à l’Atelier 49 de Vallauris, et en 2004 à l’Académie Internationale des Arts créée par Jürgen Waller. A l’occasion de cette dernière, Csaba Sik écrivit (texte traduit par Rosemary Krefeld) :
István Haász, madiste Hongrois
« Carrés et rectangles se superposent sous différents angles, évoquant ainsi un mouvement accentué par des attouchements délicats du pinceau qui laissent transparaître le fond. Un jeu technique de virtuosité habile, tel que le collage ? Certainement pas. La démarche conséquente d’István Haász mène le créateur à la tradition et à l’origine où le vaste terrain du conceptuel est mis en question, mais il pose des questions plutôt que de donner des réponses. Quand les lignes verticales, horizontales et obliques se mettent en mouvement, s’entrecroisent, s’étendent et s’élargissent, la pensée découvre la géométrie, c’est à dire le « Géométrique ». La forme naît autant à partir de la tradition que de l’inattendu jamais tenté. Les ombres jetées par le relief des formes entrent en mouvement par la lumiè¬re, provoquant une danse de petites flammes jaunes. Ces ombres se déplacent selon la position du spectateur ou disparaissent dans l’irradiation de la lumière artificielle des projecteurs. Le mouvement cesse et apparaît un espace illusoire comme sur une toile peinte. Les formes concaves et convexes se distinguent par des lignes qui donnent lieu à la définition de l’abstrait ou de l’abstraction. On éteint les projecteurs, tout change, et l’œuvre entre dans la troisième dimension. La liberté dans la rigueur : qualificatif du dessin d’István Haász ? Il représente bien plus qu’un assemblage de données et plus aussi que le désir de reconnaître et de comprendre, et plus encore que des solutions trouvées aux principes de composition. Ce dessin a la validité en soi d’une œuvre d’art. Istvàn Haàsz a mené à bout bien de réflexions : comment le carré de Richard Paul Lohse était divisé en trois ou quatre, sur la diagonale de Max Bill, ou l’effet obtenu par l’intensité différente des mêmes couleurs, ou encore l’apport de la nouvelle géométrie, du minimal Art.
Les nouveaux tableaux de Haász font partie des œuvres maîtresses de la peinture hongroise de la fin des années 90. Leur silence dans la rencontre du vert, rouge et violet, mais surtout des tons très fins des bords, les proportions et inclinaisons intelligemment calculées, le rythme lent des superpositions. Dans ses tableaux se déroule une histoire secrète pour laquelle le récit à travers des formes n’est que le moyen.
Piergiorgio Zangara, madiste italien
Comme il est écrit dans le catalogue de l’exposition « Conscience Polygonale, De carMelo ArDen QuIn à MADI contemporain » du CIAC (Château de Carros), Piergiorgio Zangara est né en 1943 à Palerme, il vit et travaille à Cologno Montese, son premier maître fut son père, peintre et restaurateur. École publique des arts de Palerme. Enseigne le dessin et l’Histoire de l’art à Milan. À partir de 1962, nombreuses expositions. Rencontre déterminante de MADI à la galerie Arte Struktura en 1996. En 1999 adhère au Groupe International MADI en Italie. Giorgio di Genova, dans le catalogue de « Arte MADI italien, 2002 », parle de « l’extrême complexité de l’agglomération séquentielle des cubes et des demi cercles superposés de Zangara... » et, dans la plaquette de l’exposition au « Valmore Studio d’arte » intitulée « Madi International » (7 artistes Madi, Arden Quin, Bolivar, Forlivesi, Frangi, Pinna, Presta – revenu dans Madi, donc ? - et Zangara) en 2009, Barbara J. Santarossa écrit : « C’est à partir du cube que Piergiorgio Zangara développe une étude de la Forme. Dès 1990 il construit avec des cubes qui, dans certains cas, créent l’illusion de la troisième dimension. Son œuvre « Solidi in sequenza ondulata N 3 » (2000), présente dans exposition, manifeste cette ambiguïté, et introduit une réflexion supplémentaire : sur la superposition des couleurs. Par étapes, l’artiste établit une pratique de désassemblages et recompositions du losange, du cercle, du triangle. C’est comme s’il exprimait le trouble perceptif par des transparences concrètes grâce à l’utilisation du plexiglas et du plastique, les couleurs juxtaposées produisant de nouvelles et brillantes tonalités ».
Bien sûr, question d’une couleur sans cesse réinventée par ses propres combinaisons, mais surtout, surtout, l’œuvre de Piergiorgio Zangara n’est-ce pas une belle mise en acte de ce que proposait Arden Quin avec ses angles rentrants et sortants, mise en acte d’une polygonalité éblouissante ? Et ce qui est fascinant c’est que la prolifération d’angles est due en grande partie à des accouplements de cercles, dans une admirable science de la géométrie admirable, et presque de l’humour : « ceci n’est pas un cercle ». Après avoir dévoyé le cube en des aplatissements (façon de libérer le conformisme de l’œil et réinventer la perspective comme à l’envers), il va triturer les formes convenues – le vocabulaire de la géométrie classique – pour en montrer les variantes à l’infini, dès qu’une forme est « atteinte », qu’il en manque une partie, et que l’œil, alors, perdu, égaré, est magnifiquement contraint d’apercevoir du « nouveau ». De l’invention au sens propre. Ne pourrait-on dire que Zangara est allé cherché une sorte de « lapsus de la forme », libérant la jouissance de celle-ci dans son inaccessibilité fondamentale. Le chemin est toujours devant, la forme est toujours la prochaine, tout reste possible, et c’est de l’art « libéré » de Piergiogio Zangara nous montre.
Un rapport avec le “Duende” de Lorca ?
Et cet art de la « parole » comme expression de la forme de chacun (Lacan a repris la formule « le style c’est l’homme ») est une excellente transition pour en arriver à ce Duende de Lorca qui a été le thème de la dernière « Rencontre de Saint-Paul » organisée par l’AEFL en écho à son séminaire 2010/2011, qui avait pour titre : « L’inadmissible, l’inconscient, le malentendu », toutes choses assez indigestes pour ceux que la tentative de tout contrôler aide à lutter contre l’angoisse. « La psychanalyse se révèle être la science des changements de discours, ce qui a contribué à la rendre aujourd’hui, pour certains, inadmissible. Le dire « que rien ne cache autant que ce qui dévoile » n’est pourtant rendu incontestable que dans la pratique du discours psychanalytique, à partir de l’ab-sens (à lire sensss), qui montre que le dire est oublié et caché dans le rapport du dit » était le début du texte préliminaire.
Dans son intervention de février, à la fac de Psycho, cet inadmissible du « mi-dit » Catherine Mehu l’avait associé au duende, en l’inversant, comme création. Le bénéfice qu’il y a à lâcher sur la répétition du symptôme, c’est comme en jazz, où une liberté fait irruption, menant à des territoires inconnus quoique « abstraits », l’imaginaire n’y a plus sa place. Sensation subite d’être paradoxale, où l’absence est nécessaire à la présence, dans une gestuelle intérieure ou extérieure qui peut surprendre l’impétrant lui-même, au moment où il « atterrit ». Le mystère reste entier, mais une sorte de trace du mystère est peut-être la sensation la plus proche d’une extase existentielle, pardon pour le pléonasme. Et donc, sous le titre « Un espace vide pour une création en acte » Catherine Méhu avait évoqué certains moments de sa pratique de thérapeute de groupe, dont le « duende » n’était pas éloigné, disait-elle. « Dans cet espace potentiel, à un moment donné, il se produit quelque chose entre une personne et un groupe. Les espagnoles ont un mot qui se rapproche de ce quelque chose, le « duende » mot intraduisible en français qui signifie que quelque chose se passe entre un artiste, chanteur, danseur ou poète, et un groupe de spectateurs. Il me semble que ce quelque chose se passe au moment d’une émergence créative ou plutôt d’une création émergente, unique, perceptible souvent, je l’ai vérifié maintes fois dans ma pratique, par le poids du silence qui l’accueille. C’est un moment de pure magie : quelque chose est en train de naître et ce moment ne se reproduira pas, on en aura été témoin ou pas. En tant que tiers clinicien, être le témoin de tels moments dans les groupes rend le travail passionnant et toujours nouveau.
Dans « La théorie et le jeu du duende », Federico Garcia Lorca décrit où et quand le duende peut apparaître : « Tous les arts sont capables de faire apparaître le duende (démon intérieur), mais là où il rencontre le plus d’espace, là où il est le plus naturel, c’est dans la danse et dans la poésie récitée, car elles demandent un corps vivant qui interprète, elles sont des formes qui naissent et meurent de façon perpétuelle et soulèvent leurs contours sur un présent précis. Avec les mots, on dit des choses humaines. Avec la musique, on exprime ce que personne ne connaît ni ne peut définir, mais qui existe plus ou moins fortement en chacun de nous. »
Catherine Mehu
lança la rencontre de Saint-Paul (en compagnie d’Elisabeth Blanc) avec un extrait de la préface, par Xavier Audouard, du livre d’Ignacio Garate-Martinez « Le duende jouer sa vie » :
« Duende ! Nulle invocation, car à l’envers du monde, nul ne peut entendre. Du fond de l’abîme, j’a beau crier vers toi. Seul se soutient au fond des tripes enroulées l’énergie du désir, comme une gigantesque néguentropie. Craque le pont de la parole, s’ouvre la blessure, coulent le sang et l’eau, rien de l’universel n’apparaît dans les marécages. Claquent les talons : en un coup d’arrêt se tait brusquement l’appel, le jeu du duende commence pour le meilleur et pour le pire ».
Catherine Fava-Dauvergne : « Au risque de l’être, le Duende »
Ce danger,
Catherine Fava-Dauvergne, thérapeute mais danseuse et chanteuse (soprano) accomplies, l’affronta devant nous, sur les percussions inspirées de Roland Meyer, tout aussi casse-cou qu’elle. Ces deux-là savent improviser, allant à la rencontre du geste, du son, de l’inadmissible du cri, du grincement, de l’absence féconde, de la distraction houleuse où se perçoit un abandon du « savoir » comme accueil de toute connaissance de l‘inconnu, qu’on me pardonne cet oxymore. La vie est là, le vivant, dans cette « chute », mais dans la cueillette d’états subliminaux sublimes, quand ils s’emparent de l’artiste et de son témoin. Ce n’est plus passivité mais rencontre avec les forces du texte, ou du geste, ce qui finit par être pareil, surtout lorsque Catherine, la danseuse des fresques grecques, écrit sur son propre corps des signatures sauvages.
Gianna Canova et Fabien Duprat
Gianna Canova
fut aussi dans le risque, mais cette fois à la manière du Butô, ce rituel d’après Hiroshima. Doux désespoir de l’être réémergeant de l’argile pour, malgré tout, aimer. Et cette force de vie explosive au-delà du danger mortel, c’est à chaque pièce ce que nous montre Gianna. Avec son acteur-fétiche Fabien Duprat,
et réciproquement. Tous deux donnèrent récemment à Beausoleil une très originale interprétation de « Qui a peur de Virginia Woolf ». Leur talent mais peut-être aussi leur goût pour la psychanalyse semble leur faire trouver d’autres « motivations », une autre causalité psychique. Ils ont fait résonner beaucoup de choses, dans ce spectacle, au-delà de leur virtuosité. Et ce mari qui, avec Fabien, joue visiblement la partition nécessaire à la survie de la femme qu’il aime, son épouse, et la fille du grand professeur d’Université, figure de Père terrifiante, interdisant toute fécondité justement. Ce mari qui n’est plus un ivrogne, tel Richard Burton détruit lui aussi par le malheur, mais, à travers Fabio, celui qui, au-delà du drame où il faut s’enfoncer, tient quand même son épouse dans le champ du possible, elle qui passe son temps à tenter l’impossible, c’est-à-dire la mort. Danseur de corde, Fabien l’est dans cette pièce comme dans toutes les pièces. Et comment oublier son visage, immobile, à la fin, dans la lumière, aussi « blond aux yeux bleus » que son fils imaginaire. Et Gianna, déchirante de ne pouvoir s’ouvrir au passage d’un enfant réel, comme si elle s’ouvrait le ventre en permanence. Cette pièce œdipienne, incestueuse, obscène, admirable, ils l’ont portée de manière très contemporaine, en dépassant les bornes mais avec l’audace de la souffrance. Souffrance réhabilitée par Freud. Habilitée.
En ce moment Gianna et Fabio jouent « Qui a peur de Virginia Woolf pièce tous les matins à 11h au Festival d’Avignon Off, Salle Roquille, jusqu’au 31 juillet.