Et si tout commençait par l’harmonie ?
Dans le second clip, qui accompagne la partie précédente de ce chapitre, Patrick Rosiu évoque Dionysos et Apollon, leur contraste mais leur alliance nécessaire, et la question de l’harmonie soulevée à cette occasion fait si bien partie de ses préoccupations qu’il participa à des travaux sur ce thème lancés par la Maison des Arts de Carcès. Encore une fois, lire une analyse de Patrick Rosiu sur la peinture d’autrui, qu’elle soit classique ou contemporaine, c’est du même coup lire sur son propre travail, de même que pour parler de son travail il évoque une arborescence d’expériences autres, toujours à se demander quelle est la place de l’autre (Autre) en peinture et ailleurs.
Son intervention sur l’harmonie au Colloque de Carcès en 2004 me paraît bien accompagner une rêverie autour de son exposition aux Pénitents Blancs, alors que, toujours autour de l’harmonie, il s’est entretenu avec Christophe Cadu-Narquet (fondateur avec Michèle Pronzac de la maison des Arts) dans le catalogue (Edition Thesaurus Coloris) consacré à Curt Asker, Catherine Cary, Egidio Ferraro et Odile de Frayssinet, avant de produire, sur Odile de Frayssinet le texte « Vestiges », qui se termine par : « Odile de Frayssinet réconcilie la forme et l’espace, et, par là même, touche à l’harmonie profonde des lieux, du temps et du rêve, à ce moment singulier de nos vie défaites, unifiée par elle. Matière-lumière, donnée du sensible, ces sculptures sont dans l’instant enveloppées par l’éternité ».
Et donc, qu’en est-il de sa vision de l’harmonie ? Sous le titre « Et si tout commençait par l’harmonie ? », il écrit :
L’harmonie : Que faut il en dire, comment l’évoquer, la surprendre ? Est elle l’expression d’un lieu ? Définit elle l’espace ? Ordonne t elle le temps ? Conjugue t elle espace et temps ? L’harmonie est elle contingente au désir ? Faut il parler de l’harmonie du monde, de ce qui est ordonné en lui ?
À l’instar de Ficin, dans la Théologie platonicienne, qui en 1482 écrit : « Considère les plantes et les animaux : leurs membres sont organisés de telle sorte que chacun est placé là où il doit servir les autres : qu’on le supprime et toute la structure s’effondre. Tous les membres sont donc groupés en vue de l’ensemble. Ainsi toutes les parties du monde concourent en quelque sorte qu’on ne peut rien enlever ni ajouter ». Cette nature qu’évoque Ficin est celle de la perfection à atteindre qui, seule, révèle son harmonie la plus profonde ; l’art s’inscrit au cœur de cette nature si désirable qu’Alberti définit dans le « De re aedificatoria », publié en 1485, comme « une certaine harmonie rationnelle de toutes les parties, telle que toute adjonction, toute suppression, tout changement ne puisse que la compromettre ». Face à cette unité implacable du monde, qui révèle un état de l’harmonie enfoui et nécessaire à sa cohésion et à sa cohérence que l’on peut trouver aussi dans la « Poétique » d’Aristote au chapitre VII : « ... De même que, dans les autres arts de la représentation (mimétique), l’unité de la représentation provient de l’unité de l’objet, de même l’histoire (le tragique), qui est représentation d’action, doit l’être d’une action une et qui forme un tout ; et les parties que constituent les faits doivent être agencées de telle sorte que, si l’une d’elles est déplacée ou supprimée, le tout soit disloqué et bouleversé ; car si l’adjonction ou la suppression de quelque chose ne l’affecte pas, c’est que ce n’est pas une partie du tout » les artistes de la Renaissance vont s’interroger sur le bien fondé de cette unité harmonique et donc interroger un autre rapport à celle-¬ci, Léonard et Michel Ange seront fascinés par le non fini, c’est à dire par un procédé qui tend à mettre en évidence non pas l’œuvre en tant que manifestation achevée d’une unité cohérente, mais l’œuvre en tant qu’effort créateur révélant les différentes phases de sa production. Et c’est bien de ce côté-là qu’il faut regarder aujourd’hui, dans les états possibles ou non de l’acte artistique qui montrent sur quoi se fonde l’harmonie : l’incertain, le fragmentaire, l’hybride, le diffus.
L’harmonie est avant tout une expérience, celle qui révèle, qui découvre et qui inscrit l’être au monde. L’expérience harmonique est une expérience de passage, elle est dans le mouvement des choses, des objets et des personnes. Tal Coat dit ceci : « Jetez une poignée de petits cailloux. Ils tombent sur le sol en ordre dispersé. Mais ils forment toujours un ensemble harmonieux. Maintenant, imposez leur un cadre. Délimitez un espace autour d’eux, l’harmonie est détruite ». L’expérience de Tal Coat nous révèle ainsi que, dans le geste, une part de l’harmonie du monde s’inscrit intrinsèquement. Les cailloux qui tombent en ordre dispersé sur le sol sont le moment de ce geste qui rappelle celui du semeur tel que le peint Van Gogh. Ce geste est compris dans l’harmonie du monde, il jette pour faire pousser Il révèle l’être au monde. Et l’ensemble harmonique que forment les petits cailloux est celui d’un double mouvement, celui de jeter et celui de tomber. C’est à partir de ces actions qu’apparaît l’harmonie, et vouloir la cadrer, c’est la détruire, la nier. Nier les forces qui la composent. Nier tout acte qui est à l’origine de tout mouvement. Nier le visible qui apparaît dans un moment divin : la rencontre. Le délimiter c’est alors détruire l’acte même qui l’a engendré, ce qui engendre le chaos ; comme l’exprime Henri Maldiney : « Imposer un cadre à cet ordre dispersé », c’est anéantir ce qu’Héraclite appelle « l’harmonie profonde ».
L’expérience harmonique, c’est l’expérience première de tout acte artistique
L’expérience harmonique, c’est l’expérience première de tout acte artistique : et si tout commençait par l’harmonie ? Joseph Beuys déclare « La perception de la substance intérieure des choses ne peut être obtenue que par l’exercice », et cet exercice peut il être perçu comme celui de l’harmonie ou plutôt n’est¬-ce pas la perception de l’harmonie qui apparaît ? Alors le monde s’impose dans sa plénitude, du moins dans une apparente sérénité. C’est ce que révèlent quelques artistes dans leur attitude et dans leur acte sensible au monde ; ils donnent une harmonie aux choses, en les ajustant, en les articulant à partir de leur substance intérieure. Jackson Pollock tentait une nouvelle expérience, celle du cosmos. Son acte pictural se tenait entre le ciel et la terre, il pouvait de tout son corps danser la peinture dans le microcosme et le macrocosme.
Traversé par les forces du monde (comme dit Gilles Deleuze : « la peinture ce n’est pas de représenter, mais de capter des forces »), Jackson Pollock découvre le paysage et son harmonie profonde. L’expérience ne s’arrête pas là. Du corps à la peinture, de la peinture au monde, ce sont les forces, les énergies, les tensions qui agissent dans l’acte artistique, ce qui se donne du côté de l’harmonie en tant que substance, sorte de transmetteur de la perception (voir à travers) fixant la fluidité du temps et de l’espace prise dans sa matière et sa lumière. De Mondrian à Pollock, de Kandinsky à Soulages, la substance harmonie est celle de l’équilibre, de la couleur, du geste, de matière lumière... ces moments de l’harmonie sont l’ouvert de l’art et de l’artiste.
Harmonie divine, celle des oppositions, harmonie antagoniste, active dans la relation qu’elle établit entre l’équilibre et la tension. Équilibre des forces qui construisent et menacent. Tension des forces qui s’affrontent et se compensent. Cette singularité de l’harmonie rivée à partir des contraires n’est ce pas celle de la vision contemporaine d’un être toujours en mouvement, en action, basculant, trébuchant, à jamais perdu dans sa raison d’être, et qui veut retrouver ou découvrir un monde délivré d’une nature fatiguée, épuisée ? Ce sont bien les forces actives de l’harmonie qui agissent, permettant à toute pratique artistique de se réaliser dans un commencement du monde à partir d’elle, ce qui la rend à la fois présente et absente, effacée ou révélée, qu’importe, si tout commence par l’harmonie, alors tout finit par elle.
Si tout commence par l’harmonie, alors tout finit par elle.
L’harmonie dépend d’un ordre qu’elle défend, et dont Apollon chez les dieux grecs est l’ardent défenseur, présence divine de ce qui est à la fois fragile, éphémère et éternel, traduite chez Baudelaire par « tirer l’éternel du transitoire ». C’est à cela que l’harmonie est soumise, à une position originelle avec le monde à laquelle Cézanne était confronté lorsqu’il essayait de peindre dans sa réalité la minute du monde qui passe, en cherchant comme il le disait « l’expression de ces sensations confuses que nous apportons en naissant ».
L’harmonie marque l’équilibre des espaces, des formes et des couleurs qui, dans une juste tension les rend visibles. Aux forces qui s’opposent, au temps qui détruit, l’harmonie ajuste, mesure le chemin encore à parcourir entre ce qui doit être séparé ou retenu dans l’élaboration d’une œuvre. Il est bien question d’une poétique ici, celle de l’œuvre en devenir capable de reposer n’importe où, car les lieux de celle ci sont l’œuvre elle même. Et s’il est question de rêve dans l’harmonie c’est que celui ci est le visible de l’œuvre. Il y a là un étonnement qui s’installe, présence de ce qui s’ouvre devant nous, ce qui est mis à nu, c’est à dire notre regard même. Comme écrit Henri Maldiney : « Celui qui, dans une échancrure de la vallée de Zermatt ou bien Staffelap aperçoit le Cervin pour la première fois ne se trouve pas brusquement devant un bloc de pierre ou un accident de terrain. A vrai dire il ne l’aperçoit pas : le Cervin apparaît. Tout à coup il est là, à surgir, ouvrant l’espace. « Et si tout commençait par l’harmonie ? »
(A suivre)