Revanche de l’art sur les médias, du travail, sur l’idéologie.
Difficile en effet de voir ce qui se joue ici, ou plutôt, ne joue plus. De penser que ces signes sont tous effaçables. Peut être même déjà à demi effacés et que nous commençons d’en payer le prix fort.
Difficile de penser la colonisation. De résister efficacement. C’est qu’il ne s’agit plus seulement pour eux de rompre, en faisant joujou avec les restes ou en bricolant l’automate. De gesticuler une fois de plus. Faut il le répéter : ce qui commence à poindre derrière cela, c’est une conscience plus aiguë de l’échec de la pensée au cours des dernières décennies. Un constat d’échec et la nécessité de repartir de zéro. Ou presque rien. Laver l’œil, le décaper, en quelque sorte, mais dans le sens où l’entendait Ponge dans le Parti pris des choses, lorsqu’il affirmait que l’objet est muet. Il faudrait, pour voir cette peinture, étendre cette affirmation à la réalité tout entière et accepter que le monde soit devenu muet. Poser le silence et la cécité au départ, c’est la seule manière de déjouer le piège qui est tendu au regard et à la pensée : celui des mimétismes et des légitimations idéologiques. C’est aussi toujours dans la perspective de Ponge , l’affirmation d’une méthode plus aléatoire, plus personnelle, plus fouillée, plus rigoureuse.
Que cette interrogation passe par une réévaluation à la fois minutieuse et sensible du trait et de la cou¬leur, ou à travers des techniques de pigmentation, de coloration et d’effacement jusqu’alors méprisées ou ignorées est un premier indice. Mais en grande partie « invisible », car trop subtil pour pouvoir prétendre se substituer à ce qui manque. Certains dessins à la plume ou au trait y parviennent mieux sans doute, tant y est affirmée la volonté de décevoir. Mais avec précision et minutie dans l’accumulation ou la saturation.
Cette construction du blanc par le noir est un second indice, mieux repérable celui là, de l’enjeu. A sa¬voir que non seulement la représentation n’est plus le sujet cela nous le savions déjà , mais que son espace sensible et hérité ne peut plus être pris en compte. De là le troisième indice constitué par l’attention toute particulière qu’ils portent au choix du matériau et du support. Tout en effet ici signifie : le format, la couleur, la trame, le grain et même les défauts naturels. C’est avec cet ensemble matériel que l’on joue, que l’on fait apparaître. Il tend à se substituer au modèle. Il en découle que ces peintres ne s’adressent plus au spectateur pour lui dire : « Voilà ce que je te montre, le reconnais tu ? ». « Voilà ce que j’ai fait, te reconnais tu ? ». Ils montrent, en l’accusant, leur identité pour une autre identité, sans autre médiation que la peinture elle même.
C’est autre chose que du plaisir. Un nouveau Cogito visuel et une émotion. Cela après l’échec et quelque temps avant le dénouement. Un avertissement. (Jean-Claude Montel Paris, 25 février 1980)
L’œuvre de Patrick Rosiu, une optique de l’incertitude ?
Superbe réflexion sur la réponse à l’objet du monde qui se présente, présentant du même coup sa difficulté, voire son impossibilité, à être représenté, et ce que Patrick Rosiu a improvisé de réponses devant ma caméra il y a quelques jours à la Chapelle des Pénitents Blancs, me semble être toujours dans cette optique si j’ose dire, une optique de l’incertitude au sens d’Heisenberg. Oui, l’œuvre de Patrick Rosiu évoque ces calculs de probabilités, cette notion d’incomplétude, d’incertitude, qui furent forgés pour dire la réalité du monde, faite de beaucoup de vide et de matière pas si localisable, quoique d’une puissance épouvantable. Que la calligraphie extrême-orientale soit convoquée en même temps que la théorie des quanta ne peut surprendre après la lecture du Tao de la Physique du physicien Fritjof Capra, qui démontra à quel point les anciens avaient une prescience aiguë de la véritable nature du monde – vide, mouvement, vide et plein… ». Beaucoup d’artistes ont eu et ont cette prescience-là, et peut-être l’Art n’est-il que le dévoilement des interstices.
Et ne serait-ce pas l’intuition que toute mise en forme est calligraphie, avec le lâchez-prise nécessaire, qui aurait incité, Patrick Rosiu, dès le début, à œuvrer avec des poètes, des écrivains ? Sans oublier que l’architecture, en Grèce – archè signifiant à la fois le début et ce qui commande – s’est construite sur la terre comme imitation de ce qui était vu structuré au ciel.
Cosmogonies à la Chapelle des Pénitents Blancs
Et dans cette Chapelle des pénitents Blancs, en ce moment, il est difficile de ne pas traduire les œuvres de Patrick Rosiu en cartes du ciel, en cosmogonies, mais de celles qui n’auraient pas encore été répertoriées, une cartographie secrète, en quelque sorte, implicite, à décrypter dans la grille du grand Code comme un code clandestin… Et la référence de Rossi à Borgès n’y est pas pour rien, il y a un côté aleph dans cette exposition de Rosiu, comme la recherche d’un bing bang, et à travers le geste, à travers le corps. Le corps érogène, c’est-à-dire celui qui parle, le parlêtre, qui crée le monde à chaque fois qu’il ouvre la bouche. Pour le meilleur et pour le pire.
Quand on l’interroge, Patrick Rosiu ne fait pas de références, littéraires, biographiques, il n’évoque que l’expérience, le geste, l’intention, et le résultat, ce quelque chose de provisoire qui fait qu’on s’enfonce dans le trou des interstices, encore une fois. Mais moi je n’ai pas que chercher ses points de rencontres, les magies des échos… Et, bien sûr, j’ai trouvé, encore du côté de Paul-Louis Rossi, une histoire de labyrinthe, d’états-provisoires. Même si Patrick Rosiu n’a pas eu le temps de me parler de ce monsieur, et de leurs diverses collaborations, cette rencontre me semble sous-tendre une certaine recherche alchimique…
Alors ce passage m’intéresse, d’un questionnement de Roger Michel Allemand (Laboratoire Babel, Université du Sud, Toulon, Var) à Paul-Louis Rossi :
RMA - Reste la question du labyrinthe : ne s’agirait-il pas d’échapper à la ligne invisible évoquée par Borgès ? Entre Le Livre de sable (Borgès, 1975) et « La Bibliothèque de Babel » (Borgès, 1957), où en êtes-vous de vos états provisoires ?
PLR - J’ai beaucoup fréquenté Jorge Luis Borgès. Je me suis intéressé à son ouvrage d’une Histoire de l’infamie (2001). Mais si vous voulez, je n’ai pas la prétention encyclopédique. Et je tiens vraiment à choisir mes objets. L’Histoire des Royaumes celtiques, par exemple, et celle des sôteria — stèles opisthographes de la Grèce archaïque en l’honneur de Zeus Sôter et de la victoire sur les Galates — deux ensembles recueillis dans Les États provisoires. Je suis préoccupé sans doute par la notion d’identité, voire de légitimité.
Ne pas oublier que mon père était un Italien du Veneto, et que ma mère venait de la Cornouaille bretonne. Mes grands-parents Le Queffelec parlaient devant moi une langue gaëlique. Mais le Provisoire corrige cette ambition. Sur le plan poétique, j’en resterai certainement à cette suite de développements légendaires.
La Chasse au Snark dans l’œuvre de Patrick Rosiu
Alors la Lettre est vraiment présente ici, mais comme litter au sens de Lewis Carrol (ordure, déchet dans la préface de Sylvie et Bruno), il voulait sans doute dire bribe au sens lacanien, un reste d’objet perdu, qu’il faut assembler à d’autres restes, et en vain, pour jamais, impossibilité de l’assemblage, et le passage de Patrick Rosiu à la Librairie-Galerie « La chasse au snark » (Bd Saint-Michel, Paris, en 1983) pour une exposition « Marques » devient donc emblématique, la marque d’un chemin un peu magique, que Patrick vit concentré sur un présent créatif, concentré sur une recherche, sans jamais surinterpréter, mais plutôt dans une sorte de retrait d’initié face au risque que l’aile du papillon (celui de Tchouang Tseu, bien sûr) ne tombe en poussière. Mais c’est encore Paul Louis Rossi qui présente Patrick Rosiu pour l’exposition « Marques » :
Patrick Rosiu est né en 1953. C’est dire qu’il représente aujourd’hui cette génération d’après mai 1968, qui fut bercée par le théori¬cisme ambiant, la rigueur du travail conceptuel, et la reconnaissance de la Peinture américaine. Celle des grands lyriques Pollock, Barnett Newman , mais aussi celle plus secrète des minimalistes Agnès Martin, Jene Highstein. Il faisait partie de « la bande des cinq » comme alors nous disions cinq jeunes peintres que j’avais présentés à Amiens en 1978, dans la salle Giacometti, avec le titre provocant : « Américains provisoires ».
Il s’agit donc ici de la première exposition personnelle de Patrick Rosiu. On peut ainsi mesurer le chemin parcouru par le peintre depuis 1978. Patrick Rosiu utilise une marque toujours la même qui lui sert à maculer l’espace du papier et de la toile. Il gratte ensuite au « cutter » cette inscription élémentaire, la souligne par le traitement du dessin (ou de la peinture), obtenant des séries ordonnées horizontales et verticales répétitives dans la surface peinte.
Ainsi présenté, je puis dire que Patrick Rosiu se trouve proche de peintres comme Jean-¬Michel Meurice, Martin Barré, Michel Carrade. Mais nous sommes allés photographier un jour ensemble les stères de bois du Nord, dans le port de Nantes. Je crois que la peinture de Patrick Rosiu prend en charge cet univers des docks et des entrepôts, à sa manière et sans aucun naturalisme. Quelque chose doit surgir en sa peinture de la couleur et de la répétition de ce Monde au travail. C’est pourquoi, si je devais absolument lui trouver des affinités, c’est à l’œuvre de Jasper Johns qu’il faudrait songer.
Voici donc les compositions récentes de Patrick Rosiu. Il a défini son format et son espace, et sa manière à lui de l’attaquer et de le combler par le dessin et la couleur. Avec la volonté de se situer lui même dans ce cadre, il nous donne à voir son territoire et sa manière d’y camper. En cet espace, celui du peintre, il laisse entendre qu’il faut ainsi l’accepter, et regarder cet ordre singulier de la peinture. Celui qu’il nous propose aujourd’hui comme marque initiale de ses constructions futures. (Paul Louis Rossi, avril 1983)
Ses constructions futures, nous y sommes, loin des stères de bois, mais tout aussi proches de « l’ordre singulier de la peinture ». Mais entre avril 1983 et aujourd’hui, que s’est-il passé ?
(A suivre)