Patrick Rosiu, d’un infini à l’autre
Patrick Rosiu, qui expose à la Chapelle des Pénitents blancs, Place Frédéric Mistral, Vence, jusqu’au 23 mars 2013, mérite qu’on interroge son rapport à la peinture, aux arts plastiques, à une certaine architecture, à la philosophie, à la psychanalyse, au lien entre toutes ces disciplines, mais d’une manière un peu exceptionnelle, sur le mode où Marguerite Yourcenar, dans ses « Nouvelles Orientales » décrit la révélation du réel à travers le transfert entre un maître calligraphe et son disciple. En Occident, plus de maîtres et disciples, mais toujours des écoles, dans tous les sens du terme, dont il faut sortir pour trouver son écriture singulière, tout en en traversant les apports fondateurs. Et parfois des regroupements de beaux esprits font surgir des bribes d’une « philosophie de l’art » qu’il ne faut pas négliger. C’est ce qui s’est passé dès le départ, pour Patrick Rosiu, j’y reviendrai.
Aujourd’hui, de son exposition à Vence, intitulée « D’un infini à l’autre », Patrick Rosiu dit :
« Actuellement, je travaille sur toiles souples afin de favoriser certains gestes, et avoir une plus grande liberté avec la toile. Je pars toujours d’un tissu de coton non préparé que j’imbibe de couleur puis par un jeu de pliage j’entrouvre la possibilité des entrelacs, des formes à venir. C’est dans cette action-là que je place la part de motifs ajustant traces et surfaces. Les points viennent dans une sorte d’échos à ce qui est potentiellement présent dans le cosmos du geste et de la couleur. Ainsi se définit une énergie, une tension nécessaire à toute œuvre qui pour ma part s’active dans le mouvement et le rythme de la peinture, à la fois pour elle même et à la fois pour le regard manifeste des placements sensibles de l’acte de voir ».
Son parcours « objectif » commence à sa naissance, Paris, 4 juin 1953. Paris où il va étudier l’architecture (UP 7, UP6), puis le cinéma, les arts plastiques, la philosophie et la psychanalyse à l’Université de Vincennes Paris VIII. Tout en poursuivant des études universitaires, il pratique la peinture et commence à exposer dès 1977 à Paris, et au Centre Culturel de Brest, l’exposition s’intitule « Jérôme Bosch ou les excès de la représentation », texte de Paul-Louis Rossi. Déjà collaboration avec la littérature, et avec un auteur remarquable, né en 1933 à Nantes, poète, romancier, essayiste, critique d’art, de cinéma, et de jazz, participant à la rédaction des revues Action poétique et Change dans les années 60/70. Une œuvre abondante, dont le regard sur la Peinture n’est pas absent (La Vie secrète de Fra Angelico, Bayard, 1997 ou Vies d’Albrecht Altdorfer, peintre mystérieux du Danube (Bayard, 2009), Hans Arp (Virgile, 2006), Visiteur du Clair et de l’Obscur (Musée des Beaux-Arts de Nantes/Joca Séria 2007), avec des livres sur les peintres Gaston Planet (1997), André Lambotte (2000), Gérard Titus-Carmel (2002), Jean-Michel Meurice (2006), Jacques Clauzel (2007), Jacky Essirard (2009), un film : Voyage sur la Loire sur les pas de Turner (1998)… Gaston Planet qui fera partie de l’exposition « Video ergo sum », avec Patrick Rosiu.
Et Paul Louis Rossi et Patrick Rosiu feront en 1983 un journal intitulé « L’illustre du soir », trois feuillets pleins de charme, texte de Paul Louis Rossi, mise en page et dessins de Patrick Rosiu, on les retrouve tous les deux pour un N°2 en 1990. Ils ne sont pas pressés, c’est bien, je ne vois pas de trace d’un N°3, c’est bien aussi, c’est très taoïste, ou, puisque nous sommes dans les Alpes Maritimes, très « Robert Filliou » qui disait « bien fait, mal fait, pas fait du tout… »
En 1978 : exposition à Amiens, Salle Giacometti, en 1979 : à Bruxelles, Atelier « Rue Sainte Anne » autour d’Eric Satie, tandis qu’à Chatenay-Malabry Patrick Rosiu réalise un livre « Sôtéria » (stèles opisthographes de la Grèce archaïque en l’honneur de Zeus Sôter et de la victoire sur les Galates), travail d’échange avec Paul Louis Rossi : « L’invasion des Galates » (travail sur papier, acrylique).
En avril/mai 1980, à Rome, au Centre Culturel français/Maison des Arts, c’est l’exposition « Video ergo sum » où Patrick Rosiu présente les dessins de « L’invasion des Galates », calligraphie à la fois libre et structurée qui n’est pas pour surprendre, tant la suite du parcours peut apparaître comme l’alliance de ces deux démarches contradictoires qui donnent des travaux à la fois solides et empreints d’un heureux « délire » au sens de la « sortie du sillon ». Débordements soumis à un ordre intérieur implacable, comme pourrait l’engendrer le sentiment d’un ordre cosmique ?
Il vaut la peine de s’arrêter à cette exposition de Rome (Patrick Rosiu avec Gérard Brassel, Michel Carrade, Yves Deloule, Joël Drouilly, Jean-Pierre Marchadour, Catherine Marchadour, Claude Nourry, Domique Pautre, Gaston Planet, Christian Rosset, Catherine Sialelli), et à la préface au catalogue de Jean-Claude Montel, écrivain, essayiste, cette préface pourrait tenir lieu de Manifeste pour tout un monde à part, l’Histoire de l’Art fonctionnant sur le mode de l’autoroute, et le charme étant d’en découvrir les marges, les chemins vicinaux, d’autant plus que nous y découvrons une intersection, une brève rencontre avec le Support/Surface niçois… A ce qui se faufile en chuchotant dans ce texte, prêtons l’oreille :
Video ergo sum
Il n’est pas facile de présenter, individuellement et collectivement, douze peintres, même si des affinités de pensée, et pour certains, un travail en commun de plusieurs années sont à l’origine de leur réunion. Je vois cependant dans leur situation marginale, mais nullement secrète, un avantage : ils ont pu ainsi se préserver des regards et se maintenir, au cours de ces cinq dernières années, en état de « virginité » par rapport aux discours sur la peinture, jusqu’à Rome, aujourd’hui. En voici la preuve.
N’est il pas singulier, et rare, de pouvoir ainsi rassembler trois générations de peintres (près de trente années de travail) sans cassures ni hiatus et, plus encore, sans hiérarchies facilement reconnaissables ? Peut être est il venu de savoir que ce travail, à deux exceptions près (Planet et Yves Deloule), a pris naissance, juste après 1968, à partir de l’Unité d’architecture de Paris (UP6), où Carrade et Marchadour enseignent, en même temps qu’en liaison indirecte mais active avec le groupe Support/Surface de Nice (le vrai), par le biais de Gérard Brassel, pour mieux comprendre la nature de cette constellation et le sens de la démarche collective aujourd’hui proposée.
Dans ces conditions, il est presque superflu de préciser qu’ils n’ignorent (à eux tous et chacun pour soi) pas plus Cézanne que Barnett Newman, Bonnard que Mondrian, Klee que Morris Louis, Giacometti que Rothko ou Shields, et bien d’autres encore, tant il est manifeste que leur travail n’est pas le fruit du hasard. D’ailleurs, comme l’a dit Paul Louis Rossi, parlant de quelques uns d’entre eux, justement : « Nous sommes tous des Américains provisoires ». Mais j’ajouterais que cette prise en compte n’est ni aveugle ni servile. Leur appropriation s’effectue à partir d’une tradition française. De Corneille de Lyon à Matisse, cela existe, je crois. En tout cas, à regarder ce qu’ils font, j’ai le sentiment que l’histoire de la pensée de ces trente dernières années est rendue plus visible.
Ceci peut paraître en contradiction avec le fait que rien, apparemment, ne passe ou ne subsiste du monde pour venir rappeler au goût moyen, si récemment acquis et si chèrement payé, déjà, qu’il a surtout besoin d’être conforté et flatté.
Ce goût là, justement, qui ne saura jamais que, hors des codes bavards de la représentation en actes et de ses raisons, écrites ou peintes, dont les effets de mode et de marché n’arriveront pas à le sauver de l’académisme qui le menace, il existe une difficulté à tracer et à inscrire. A créer aujourd’hui. Je dirais que ce qui est montré ici vient en quelque sorte suppléer aux carences de la pensée. Que cela puisse donner l’impression de s’inscrire a minima est le signe assez certain de la fatigue actuelle de l’œil, gâté par tant d’excès, et son désarroi.
Comme si d’infimes déplacements, une vibration du trait ou de la couleur, un simple suspens du sens suffisaient pour susciter dans le regard cette pointe d’affolement d’une pensée qui ne reconnaît plus ce qu’elle voit ni ce qui lui est montré.
(A suivre)