Suite du texte intitulé « Beau comme un symptôme ou l’envers du cinéma » :
Le mot symptôme était apparu en 1538, pour s’épeler sinthome deux siècles plus tard. Lacan revint à cette orthographe à propos de Joyce, pour jouer avec ce « saint homme » habité de tant de vérité taraudante lorsqu’il écrivait dans Ulysses : « Mon âme chemine avec moi, forme des formes », ou bien (Ulysse) ou « L’Histoire, dit Stephen, est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller » ou « Tous les jours rencontrent leur fin ».
C’est que le décrété fou « accepte » d’incarner les forces obscures, le chaos nietzschéen. Cela s’appelle le « choix » du symptôme, inconscient, mise en place d’un refoulement, sur un mode donné, le seul possible pour un individu, y compris pour les artistes audacieux, chercheurs de l’être, qui ne veulent renoncer aux surprises du monde, même au prix de leur santé, physique et mentale. Au prix de leur vie. Pendant des siècles le mot symptôme avait évoqué la maladie. Et puis tout fut bouleversé.
L’exposition « Beau comme un symptôme » est le fruit d’une double révolution : celle de Freud, qui, par l’observation des rêves, du délire, les siens, ceux de ses patients, et à partir de ceux d’une femme, Anna O, Bertha Pappenheim, établit que le symptôme était une Parole, expression de la vérité du sujet. Cette révolution-là c’est que le symptôme a un sens alors qu’au moyen âge il était conséquence d’une malformation. Du corps, de l’esprit. Un défaut. Freud a fait une révolution en sortant la folie du ghetto où l’enfermait la terreur. Terreur de ce qui sort de la norme, Terreur appliquée à celui qui fait peur. Freud a fait dériver l’Histoire vers le respect de ce qu’ex-prime l’individu, de ce qui l’exprime, même si ça fait peur. Car la parole intime effraye. Tant qu’elle n’est pas entendue, il est vrai qu’elle est violente. Qu’elle violente. Tant qu’elle n’est pas entendue elle reste une révolte, un appel à l’aide. L’hystérie fut donc reconnue comme la mère de la psychanalyse, à laquelle on doit de la reconnaissance : c’est ainsi que s’imposent des ex-voto à l’inconscient. L’hystérie est l’initiatrice de la parole, les surréalistes roumains de la Revue Alge le savaient lorsqu’ils affirmaient la position convulsive, parfois hystérique de leur groupe à l’égard de tout ordre établi, et que l’amour était le détonateur capable de faire sauter toutes les barrières…
Le mot hystérie était apparu pour la première fois dans un papyrus Kahoun en 1900 avant J.C., et Wajeman lui a dédié un livre d’éloge : « … lorsqu’on envisage l’hystérie dans son long, on est frappé de constater que chaque auteur qui se sera risqué à son étude paraît hériter du passé l’entier mystère, comme encore inentamé… De tout lieu l’hystérie fait un théâtre, et spectacle de tout, sans feu ni loi. »
Théâtre. Et c’est dans le plus ancien que Freud alla chercher celui qui apprit au monde à quel point l’inconscient nous coupe du réel : Œdipe. Freud alla beaucoup chercher dans l’art des preuves de ce qu’il avançait. Il disait que les artistes savaient tout cela avant lui, le disaient mieux, et son bureau était un vrai musée où cohabitaient le Sphinx, Pan, les Centaures, la tête de Gorgone, Gradiva… Et Léonard de Vinci, Gustave Doré, Le Titien, Holbein, Raphaël, Luca Signorelli, le Moïse de Michel-Ange, celui de Nicolas de Verdun. Et Rembrandt, Jacques Callot, Böcklin, la leçon de Charcot à la Salpêtrière, de Brouillet, et le tableau de Félicien Rops qui montre une femme voluptueuse prendre la place du Christ sur la Croix, où Freud voit un retour du refoulé aussi fort que dans la Gradiva, les sentiments érotiques écartés par culpabilité qui reviennent exploser au grand jour, une femme triomphante faisant chuter le moine ascète réfugié près du crucifié.
Et la rencontre tumultueuse avec Dali (lettre à Stefan Zweig, 1938) : « … jusqu’à présent, semble-t-il, j’étais tenté de tenir les surréalistes, qui apparemment m’ont choisi comme saint patron, pour des fous intégraux (disons à quatre-vingt quinze pour cent, comme l’alcool absolu). Mais le jeune Espagnol, avec ses candides yeux de fanatique et son indéniable maîtrise technique, m’a incité à reconsidérer mon opinion (…) Il serait très intéressant d’étudier analytiquement les tableaux de ce genre. Du point de vue critique, on pourrait cependant toujours dire que la notion d’art se refuse à toute extension lorsque le rapport quantitatif, entre le matériel inconscient et l’élaboration préconsciente, ne se maintient pas dans les limites déterminées. Il s’agit là, en tout cas, de sérieux problèmes psychologiques »
Freud ne fit pas un certain pas dans le vide, comme dirait Aurélie Nemours. Et pourtant, lorsque les Etudes sur l’hystérie avaient été mal accueillies, un écrivain, Alfred Von Berger avait pris ainsi leur défense : « La théorie n’est en fait rien d’autre que cette sorte de psychologie dont font usage les poètes ».
Comme Aragon Breton abandonna ses études de médecine pour se consacrer à l’activité poétique, et rencontra Apollinaire sur son lit d’hôpital le 10 mai 1916 au lendemain de sa trépanation, ils ne se quitteraient plus. Dans un autre hôpital il rencontra Jacques Vaché, au centre neuro-psychiatrique de Saint-Dizier expérimenta sur des évacués du front aux troubles aigus des procédés d’interprétations des rêves et associations d’idées. « Etes-vous fous ? » demandait Crevel. Et qu’on comprenne bien ce que nous disons, expliquait Breton : « jeux de mots quand ce sont nos plus sûres raisons d’être qui sont en jeu. Les mots du reste ont fini de jouer. Les mots font l’amour. » Et Artaud, dans le Pèse-nerfs : « Je me suis mis souvent dans cet état d’absurde impossible, pour essayer de faire naître en moi de la pensée. Nous sommes quelques-uns à cette époque à avoir voulu attenter aux choses, créer en nous des espaces à la vie, des espaces qui n’étaient pas et ne semblaient pas devoir trouver place dans l’espace. » Et Breton : « On doit accorder à Freud que l’exploration de la vie inconsciente fournit les seules bases d’appréciation valables des mobiles qui font agir l’être humain. (…) Partant de là, le surréalisme n’a cessé de faire valoir l’automatisme, non seulement comme méthode d’expression sur le plan littéraire et artistique, mais encore comme première instance en vue d’une révision générale des modes de connaissance. »
Poésie et psychanalyse, même révision générale des modes de connaissance. Au nom de la fonction de méconnaissance dénoncée par Lacan, et qui met dans l’ek-sister. Ainsi Artaud : « Et je vous l’ai dit : pas d’œuvres, pas de langue, pas de parole, pas d’esprit, rien. Rien, sinon un beau Pèse-Nerfs. Une sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l’esprit. » L’art, c’est être. Sur fond d’inaccessible. Ainsi la psychanalyse, qui n’existe que là où un psychanalyste accepte de ne pas comprendre, de faire le mort, pour que s’ouvre l’espace de la création. Et c’est ce que Lacan va inlassablement répéter, à partir du délire d’Aimée. Il va poursuivre la révolution freudienne en prêtant attention à la langue unique d’une psychotique, Marguerite Anzieu, qui l’avait retenu « par la signification brûlante de ses productions écrites, dont la valeur littéraire avait frappé beaucoup d’écrivains, de Fargue et du cher Crevel qui les ont lues avant tous, à Joe Bousquet qui les a aussitôt et admirablement commentées, à Eluard qui en a recueilli plus récemment la poésie involontaire ». Lacan passe de l’état de médecin-psychiatre à celui de psychanalyste en démontrant que la parole paranoïaque est le langage adéquat/inadéquat, aussi cassé que le réel, d’un être qui tient bon dans sa vérité, au lieu de céder dans la norme. A l’âge de dix-neuf ans Lacan avait rencontré Joyce à la librairie d’Adrienne Monnier, l’année suivante il avait assisté à la conférence de Larbaud sur Ulysses. C’est Aimée qui lui donne à réfléchir sur l’idée de structure, et il ouvre ses Ecrits par : « le style est l’homme même, répète-t-on sans y voir de malice, ni s’inquiéter de ce que l’homme ne soit plus référence si certaine. Au reste l’image du linge parant Buffon en train d’écrire, est là pour soutenir l’inattention ». L’inattention, n’est-ce pas beau ? Et de citer Bertrand Russel : « Si nous ne trouvons pas de réponse au problème de l’induction alors il n’y a pas de différence théorique entre raison et folie. » Et il le mettra en pratique, politiquement, en mars 80, lorsque son Ecole Freudienne de Paris sera par lui « delenda » : « je n’admettrai personne à s’ébattre dans la cause freudienne que sérieusement d’écolé. Deux mois avant : « Afin qu’il se sache que nul n’a, auprès de moi, appris Rien, de s’en faire valoir. » Ce qui n’empêchera Jean-Michel Vappereau de déclarer : « Lacan nous a entraînés au cœur de la douleur d’exister. S’il n’avait pas été là je serais mort, ou je serais devenu fou. Nous sommes tous des malades mentaux, mais nous ne sommes pas tous obligés d’être fous. Le fou c’est celui qui reproche au monde les troubles de son âme »
Et si le XXe siècle a jeté un regard respectueux sur la production des Irréguliers », Freud n’y est pas pour rien. « Au XIXe siècle dominait une dévaluation de cet art », écrit Gaudibert, considéré comme « archaïque, sauvage, infantile, autant de commencements décrétés maladroits, de balbutiement considérés bizarres, qui rejoignaient le régressif, la chute en arrière au sein d’un parcours ascendant et triomphant. (… ) Un revirement radical s’est produit, qui a conduit à revaloriser inversement l’immaturité, l’inachèvement et le primitivisme, entre temps il aide à faire découvrir la maladie mentale comme susceptible de faire naître une forme d’art originale et de haut niveau, ce fut le mérite de Morgenthaler et de Prinzhorn de le découvrir à propos de Wölfi, constat qu’un honnête talent de peintre pouvait se transformer par la folie en génie ». Un génie qui n’était point « l’enfance retrouvée à volonté », selon Baudelaire, mais un jaillissement involontaire né du « débridage accidentel des structures naturelles d‘un individu. » En 1921, l’œuvre de Wölfi frappa Rilke, qui en parla à Lou Andréas Salomé, qui en parla à Freud, avant que Ernst et Eluard ne fassent connaître le Dr Prinzhorn au groupe Surréaliste qui s’empressa de faire connaître l’art des fous. Le livre de Prinzhorn « Expressions de la folie, dessins, peintures, sculptures d’asile » marqua Georg Baselitz, annonçant ses « tableaux fracturés » de 1968, de même que ses « mouvements de dédoublement » semblent en rapport avec sa lecture de En attendant Godot et de Molloy Renversement qui deviendra comme une signature/non signature d’un artiste qui ne signe plus ses grandes toiles depuis 1969. « Je pense que ce que je fais n’a plus rien à faire avec la peinture », dira-t-il, ce serait plutôt une « conversation avec lui-même ». Dubuffet dira que les productions d’art doivent être des champignons poussés dans la solitude, et Hyacinthe Freiherr von Wieser (Welz dans le livre de Prinzhorn), au dessin remarquable, en quête permanente, écrivit à son père : « Je te le dis, père, je résoudrai le problème de la vie ». « Le psychotique, écrira Christian Vereecken, est quelqu’un qui est acculé à la création ».
(A suivre)