L’art et la douleur d’exister
A la Bibliothèque Louis Nucéra (Nice), à partir du 11 avril 2013 et jusqu’au 29 juin, seront montrées des archives de la Galerie Alexandre de la Salle, traces de quarante années d’expositions de ce qui sembla, à son fondateur, valoir d’être partagé avec le public. Une chronique sera consacrée à cette manifestation intitulée « Des archives et des hommes », aujourd’hui il s’agit de faire retour sur l’étrange installation - « Beau comme un symptôme » - du Quartel : Daniel Cassini, scénariste, Kô Hérédia-Schlienger, plasticienne, Sylvie Osinski, dessinatrice, Georges Sammut, vidéaste, installation dont j’avais été commissaire d’exposition au CIAC, en tant que présidente des Amis du CIAC, association fondée en son temps par Alexandre de la Salle, à l’invitation de Frédéric Altmann. Dans le catalogue, Daniel Cassini avait explicité le sens de cette proposition par un écrit dont le titre était « Beau comme un symptôme, Variations d’Interprétations ». J’en avais donné le début dans le chapitre 44, je donnerai la suite de cette espèce de manifeste pour un meilleur regard sur la douleur d’exister et ses productions salvatrices… Cela, que Sylvie Osinski avait évoqué en 2003 devant une caméra tenue par Georges. La méditation à haute voix de Sylvie, cette époustouflante dessinatrice habitée d’analyse et d’auto-analyse, et de « sublimation », transcrite dans le catalogue de 2007, est découpée ici, en deux clips, où l’on peut la voir et l’entendre, frémissante. Voici la fin de son interview transcrite, le début est toujours dans le chapitre 44, toujours en ligne :
France Delville – C’est intéressant de savoir que tu pars du noir. Parce que tu fais surgir un blanc rare. Aussi impressionnant que celui de Degas, celui des tutus, mais pas seulement. Regarde au fond de ton fauteuil. Il y a des flaques de blanc étincelantes. J’ai parlé de neige tout à l’heure. Cela peut paraître aberrant, parce qu’il beaucoup de crayon, du charbon. Quand on regarde tes dessins de près, il y a toujours un moment où survient cet éblouissement.
Sylvie Osinski – Soulages appelle ses peintures noires ses « champs de neige ». Oui c’est vrai que je noircis. Je vois les choses en noir, ma tendance est mélancolique, je fais les choses en noir, et, dans la profondeur du noir je récupère le blanc qui est dessous. Je le fais remonter à la surface, je fais remonter la vie, ce qui est vivant. Et à quoi je m’accroche. Je m’accroche aux branches. Et donc je m’accroche à mon crayon. Et j’y suis pendue en même temps. Il y a toujours cette lutte, pour moi, de m’accrocher à quelque chose qui me fasse vivre, sinon je n’arrive pas à supporter la vie telle qu’elle est, cette réalité-là. J’ai besoin de rêver, de montrer ces choses rêvées, ces souvenirs, ces choses qui sont sécurisantes, ces objets, les choses qui sont des repères, comme ça.
F.D. – Inévitablement on pense au monde de Proust, où il y a des mères, des grand-mères, du linge plié dans les placards.
S.O. – C’est un auteur que j’adore. La recherche du temps perdu, je pourrais m’identifier complètement à ça. Et puis il a une théorie des couleurs, dans la première partie de la Recherche. Il y a aussi l’idée de réécrire. Par-dessus. Réécrire une histoire dans une histoire, en cercles concentriques. Un peu comme les poupées russes. Oui dans mes dessins je répète. Beaucoup. Je repasse sur les traits. Je réécris par-dessus. Je triture le papier. J’essaie de faire entrer la couleur, le noir, et le gris. A l’intérieur du papier. Qu’il y ait une empreinte. Presque un suaire. Quelque chose. Et qui soit réécrit par-dessus. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de fatalité. La fatalité c’est une métaphore. Ce n’est pas comme ça.
F.D. –Tu as parlé de peau. On pense aussi à du tissu. Il y a une sensualité du tissu dans ces édredons, oreillers, draps, pliés. Si remarquablement dessinés qu’on sent le lin, la grosse toile. Et dans les robes de petites filles, c’est plutôt le blanc de Francis Bacon, les surplis de ses prélats, ou cette pluie de blanc qui revêt ce singe, assis, immobile, dans le tulle de ses poils.
S.O. – J’aime beaucoup Bacon, pour son architecture, son cadre, mais moi je décadre, je mets le cadre à l’intérieur du cadre, plus que le blanc l’absence de cadre est important, une façon de ne pas finir, le contour. Ou de mettre un cadre décalé.
F.D. – C’est très structuré, cadres, portes, couloirs. Les lieux dont tu parles pourraient être des habitats, l’architecture, ces lieux-là ne sont pas des lieux flous.
S.O. – Je crois qu’on ne peut s’occuper du détail, de la microstructure, que dans une superstructure. Ce n’est pas l’habitat qui me préoccupe, c’est ce qui se passe, les relations entre cette chose et nous, cette chose qui nous fait, qui nous influence. Il y a beaucoup d’écrivains qui parlent de ça, Musil dit que la chose nous fait, agit sur nous. Dostoïevski parle de l’espace, de la façon de penser dans un espace. On ne pense pas de la même façon dans un espace petit et dans un grand. Et il y a quelque chose que je mélange beaucoup : le dessin et l’écriture, c’est la même chose, ce sont des signes. Mettre des signes dans l’espace, développer un sens…
F.D. – Ils ont en commun le crayon.
S.O. – On me dit souvent que je suis classique, mon outil est classique, l’outil et le support, le papier. Mais je cherche comment dessiner aujourd’hui. Après Giacometti, Picasso. Je reste modeste par rapport à ces grands que j’admire, mais je cherche… il y a quelque chose que je vais triturer, développer encore et encore, ce n’est jamais fini, il y a encore un mot à dire, un autre…
F.D. – Parfois il y a des écritures, parfois non. Qu’est-ce qui tout à coup exige du texte ? C’est très beau quand il y a du texte…
S.O. – Je ne sais pas, c’est après coup, que j’en sais quelque chose.
F.D. – On dirait que c’est quand il s’agit de l’enfance. Mais je me trompe peut-être.
S.O. – Non, c’est quand il s’agit de l’enfance. J’écris ce que je ne pouvais pas dire enfant. J’étais une enfant silencieuse, une enfant rêveuse et triste. Et aujourd’hui je peux en dire quelque chose. J’en ai dit quelque chose dans une analyse, une psychanalyse, mais on ne peut pas tout dire. Parce que tout dire, c’est vraiment frapper l’autre, heurter. Et les choses que je ne peux pas dire, je les dessine. C’est un autre moyen de faire savoir, les choses, invisibles.
F.D. - Tu as raison d’associer dessin et écriture sous le vocable de signe, car tes dessins sont des épures, des représentations, oui, de la relation, y compris de la solitude. Tu sembles explorer l’humain par sa mémoire, ses rencontres, ses amours perdues, et la nature dite morte vibre elle aussi, sous la forme d’objets qui échappent, que tu poses à la manière de Morandi, pourtant vos méthodes sont opposées. Mais c’est la même intensité fragile, la même inoubliable station dans un espace sans concession. A coups d’ombres fines, des « êtres » (des aîtres, désêtre) se glissent dans le visible, au bord de la léthargie. Se glissent aussi des traces de couleur, comme par irradiation inattendue, lumière distraite venant faire vaciller la sombre texture du lacis griffé à la pointe sèche. Soubassements en filigrane qui invitent la liberté, de touche en touche. La libération. Ton dessin entre en nous, il est d’une intimité perforante.
Contre les « Grandes Têtes Molles »…
Et voici également la suite du texte de Daniel Cassini « Beau comme un symptôme, Variations d’Interprétations » :
… Pour tirer la psychanalyse et le symptôme vers l’art qui, jusque-là n’en voulait rien savoir, les membres du QUARTEL ont dû se passer de la père/mission accordée par les pères fouett/art de toutes obédiences. Ces derniers, qu’Isidore Ducasse (dans ses Poésies) aurait qualifiés de Grandes Têtes Molles, estiment la psychanalyse objet tabou, et le symptôme objet nuisible, tout juste bon à être, tel une mauvaise herbe, éradiqué dans les plus brefs délais du champ du sujet. Si, dans le cadre strict d’une analyse, il est recommandé à l’analysant de ne pas hésiter à dire des bêtises, leur fécondité, comme celle des lapsus, n’étant plus à démontrer, le QUARTEL donne à voir, avec ces Variations d’Interprétations, des Witz de regard, autant de « fourberies drôles » au sens que leur donne Jacques Vaché. Certains auront l’heur d’apprécier et d’en rire, d’autres non. Non ragioniam di lor, ma guarda e passa.
Que ces Variations fassent Interprétation, c’est-à-dire rupture/coupure/ouverture, n’étonnera et n’ulcérera que ceux qui pensaient que, pour tenir sa place, la psychanalyse devait se contenter d’interroger avec application et docte science l’œuvre d’art perçue comme extérieure à elle, objet d’études et de commentaires, alors qu’elle est elle-même un symptôme qui échoue face au réel qui insiste.
(A suivre)