Ponctuations
Un événement rare s’est produit à Vallauris le 27 septembre 2013 (Salles Grandjean et Jules Agard), intitulé « ponctuations, dialogues poétiques avec Jean-Jacques Laurent », et qui vient, après une vingtaine d’années d’élaboration, se déployer aux yeux du public, telle une sculpture que l’on dévoile : elle était là, mais tout à coup plus personne ne peut l’ignorer. Nul mieux que Raphaël Monticelli ne peut expliciter ce dont il s’agit, puisqu’il en est, avec Michel Butor, Jean-Jacques Laurent, Alain Freixe, à l’origine. Et par un texte de 2013 intitulé, évidemment, « Ponctuations », puisqu’il est le maître d’œuvre de l’exposition :
Prélude
Jean Jacques Laurent entretient avec la musique et la littérature une relation profonde que l’on pourrait dire organique ou vitale. Elles construisent, structurent, son quotidien, et nourrissent sa pratique des arts plastiques. Céramiste ou graveur, le tour et la presse sont des instruments, la terre, la plaque, l’émail, l’encre, des matières sonores dont il organise les variations à la manière d’un musicien.
Peintre, il inscrit ses tableaux dans des séries et fait de chacun d’eux une partition dont on peut lire le rythme ; il y place objets et personnages à la manière d’un chorégraphe. Amateur de jazz, sensible au labeur inspiré de Bach, il peint en musique, et la musique donne souvent à ses ensembles le motif de leurs titres... Ainsi la série des Variations pourpres porte la trace de son écoute des interprétations de Glenn Gould et conserve jusque dans son titre le souvenir des Variations Goldberg.
Ce peintre, immergé dans la musique, traversé de bruits étranges, est un lecteur passionné. Il trouve dans la littérature et la poésie matière et raisons de peindre.
Aucun souci d’illustration, pourtant, chez Jean Jacques Laurent : peindre est une autre façon de lire, une manière d’inscrire sur la toile, le papier ou la plaque, l’impact des textes dans sa chair, son intelligence, sa vie : sa sensibilité.
Les relations de travail de Jean-Jacques Laurent avec des écrivains et des poètes commencent dans les années 90. Elles ont produit plus d’une trentaine d’œuvres et séries qui font l’objet de cette exposition. Il nous faut les approcher en ayant en mémoire cette ancienne et profonde attention de l’artiste pour les mots, la langue, et les œuvres de langue.
Les mailles du réseau
Les toiles, les dessins, les gravures et les céramiques de Jean Jacques Laurent sont ainsi chargées de souvenirs et d’échos : des voix les traversent, chants, mélodies, rythmes, bribes de conversations ou de lecture... Elles ne sont pas immédiatement audibles, ou visibles. Elles s’inscrivent souvent comme en creux, ou flottent autour de l’œuvre, à peine perceptibles, comme hors de portée...
La première collaboration entre l’artiste et des écrivains pourra bien illustrer cette particularité. La voici : à l’occasion de son exposition à la fondation Sicard Iperti, en 1993, nous mettons, avec Gilbert Baud, l’artiste en relation avec Michel Butor. Il s’agissait de demander à l’écrivain de s’entretenir avec le peintre et de faire de cet entretien la préface du catalogue. L’entretien a bien eu lieu, et il a bien servi de préface... Mais un fait inattendu s’est produit lors de la rencontre. En considérant les toiles que Jean Jacques Laurent devait exposer, Michel Butor remarque qu’elles s’articulent en récit à la manière d’une bande dessinée géante. Il décide alors de les mettre en ordre, de les accompagner d’une « légende » et me demande d’y « ajouter (mon) grain de sel ».
Le résultat de cette intervention de l’écrivain sera La série « Défilé ». Prenons le mot « légende » dans son sens premier : ce qu’il faut, ou ce que l’on peut, « lire » dans la toile. Les légendes de Butor explicitent, rendent audibles et visibles les voix flottant autour des toiles. Il m’a suffi de suivre légendes de l’un et images de l’autre pour répondre à la demande de Butor et imaginer des phylactères, comme ceux qui couraient à travers les images depuis l’antiquité avant que l’on introduise les « bulles » dans l’art de la BD.
Depuis « Défilé », Jean Jacques Laurent a exploré toutes sortes de collaborations avec les écrivains et les poètes. Le parcours de l’exposition en fait apparaître les modalités. Les collaborations sont diverses. Elles naissent de la curiosité réciproque et des amitiés qui surgissent dans les réseaux de l’art. Question de sensibilité plus que d’esthétique. D’émotion, de plaisir partagé, plus que de la volonté de s’affirmer ou de s’afficher.
Au début, on trouve la figure de Gilbert Baud. C’est à lui que l’on doit la rencontre entre Laurent, Butor et moi... C’est lui aussi qui fait connaître ou reconnaître Leonardo Rosa sur la Côte et permettra la relation entre Rosa et Laurent. J’amènerai Alain Freixe dans l’atelier de Jean Jacques, tandis que Leonardo Rosa y conduira Bernard Noël qui le mettra en relation avec les éditions de l’Attentive. De son côté, Freixe introduira Laurent dans le réseau du « livre pauvre » de Daniel Leuwers, et des éditions « voix » de Richard Meïer.
Lorsque, à la fin des années 90, Freixe fonde les éditions du Museur, il leur assigne le rôle de multiplier les échanges entre peintres et écrivains... C’est ainsi que naîtront la plupart des « livres d’artiste » présentés dans l’exposition, où se côtoient Alexandre Bourgoin, Bernard Noël, Leonardo Rosa, Régine Lauro et quelques autres. De son côté, Jacques Simonelli, qui a fondé les éditions de l’Ormaie, engage Jean-Jacques Laurent à travailler sur un texte d’André de Richaud, après avoir réalisé avec lui « Les étapes du jour ».
C’est ce réseau de voix, de rencontres, d’amitiés et de travail que met en lumière l’exposition.
En regardant les œuvres
Deux réalisations témoignent de la diversité des relations que Jean-Jacques Laurent entretient avec les poètes : le Mano a mano 5, paru aux éditions du Museur en 2007, avec un texte Bernard Noël, et la Madame (circa 1998), que nous avons faite ensemble.
Sur les traces de Madame
La toile intitulée « Madame » illustre un aspect particulier du travail de Laurent avec un écrivain… On rechigne à appeler « livre » cette œuvre de 6 m2, on acceptera au moins de la considérer comme une grande page...
À la suite de « Défilé », nous nous entretenions régulièrement avec Jean Jacques de ces œuvres nées d’un projet commun, faites à quatre mains et que Michel Butor avait nommées « œuvres croisées » pour les distinguer des « livres illustrés », des « livres objets » et des « livres d’artistes ». Je lui disais combien je reconnaissais dans ce terme le travail que je faisais depuis des années avec Charvolen et Miguel.
Les modalités de réalisation d’œuvres de ce type posaient toutes sortes de problèmes artistiques et pratiques : quels supports pouvions nous nous donner en commun ? Quels formats pouvaient être pertinents ? Et comment devions nous organiser l’espace pour que deux démarches n’en fassent plus qu’une ?
La grande « Madame » a été l’aboutissement de ces discussions d’atelier, et l’origine de toutes sortes de développements.
Comme j’arrivais un jour dans l’atelier de Jean-Jacques, il me montre, étendue au sol, une grande toile où semblait danser une dame surgie du Défilé... « Voilà me dit il J’ai essayé ça. Ça te dit quelque chose ? Si oui, écris. Si ça ne nous convient pas, on jettera. »
Je dirai une autre fois ce qui s’est passé dans les deux ou trois heures qui ont suivi, au terme desquelles le premier texte intitulé « Madame » s’est inscrit sur une toile... Je retiens pour le moment que des centaines de « Madame » ont suivi celle là. Des gravures, des dessins, des céramiques, des livres. Les « Madame » ont fait le titre de sept livres de Laurent et Freixe. Elles se retrouvent dans des correspondances poétiques entre Freixe et moi. Elles ont été reprises par d’autres poètes, apparaissent chez d’autres artistes... « J’ai essayé ça... » avait dit Jean Jacques... Essai réussi, apparemment.
La multiplication des livres
Le principe de la collection Mano a Mano est le suivant : l’artiste donne des images à un poète qui produit son texte à partir d’elles, tandis que le poète donne un texte au peintre qui en propose une interprétation plastique. Cette sorte de ping pong artistique est riche de résultats inattendus : on voit du reste comment chaque protagoniste trouve sa place dans un dialogue où la voix de l’un altère ou perturbe la voix de l’autre.
Regardez, par exemple, comment, dans la partie intitulée « Que vas tu faire là ? », la réflexion poétique de Bernard Noël et la mise en page particulière de son texte conduisent Jean-Jacques Laurent hors de ses figures habituelles et l’incitent à rythmer l’espace de traces discrètes qui font écho à la forme texte...
« Que vas tu faire là ? » demande le poète... « Voici la forme de mon écoute » répond le peintre...
Cette forme particulière, plastique, de l’écoute se retrouve chaque fois que l’artiste est sollicité... Voyez, autre exemple, son interprétation du texte d’Alain Freixe « Les hirondelles ». Jean Jacques Laurent y transforme sa façon de remplir l’espace plastique ces petites touches, quasi écritures que l’on trouve en fond dans de nombreuses toiles. En y laissant respirer l’observation poétique de Freixe et sa propre fascination pour les mouvements des peuples oiseaux.
Laissez maintenant vos regards aller d’un livre à l’autre et des livres aux toiles... Vous y sentirez ces dialogues : le motif d’une toile repris et transformé sur la feuille d’un livre, personnages féminins, oiseau, points, traits et traces, sortes d’habitat ; le texte, dont on se demande s’il fait écho aux toiles, ou si c’est l’artiste qui a su nous faire vibrer ces échos en lui... Et pour chaque livre, une aventure... Nous les raconterons peut être toutes... Un jour… (Raphaël Monticelli)
(A suivre)