Suite des Archéologies utopiques d’Armand Scholtès par Raphaël Monticelli (Catalogue de l’exposition « Tracéologie »)
Je suis revenu à la charge à propos des signes qui ornaient ses pierres et ses dessins : j’y voyais des échos ethnologiques, m’imaginais qu’il avait pu reprendre quelque élémentaire série d’idéogrammes à d’antiques traditions, et lui en demandais confirmation. J’y reconnaissais aussi une sorte de communauté de préoccupation avec la série de « l’archéologie du signe » d’Henri Maccheroni, et sa recherche « d’archéologie virtuelle ».
Dans les deux cas, mon approche était insuffisante : la démarche d’Armand Scholtès semble bien prendre appui sur un rêve d’archéologie, mais son angle d’attaque ne relève ni de « l’archéologie virtuelle », ni des préoccupations d’un Viallat qui intègre des types de gestes et d’objets comme antérieurs à la peinture, ni de cette archéologie urbaine qu’explore Villeglé quand il fouille les strates collées sur un mur, ni de cette « archéologie du présent » à l’œuvre chez Arman, par exemple. Encore moins de l’imagerie des Poirier.
L’archéologie d’Armand Scholtès ne relève ni du lieu, ni de l’objet, ni du signe. Son champ de fouille, c’est sa mémoire où s’accumulent signes, paysages, et formes, roches, pierres et cailloux, glanés lors de ses lectures, découvertes, randonnées ; et ses outils de fouille, ce sont les moyens de l’art... (Raphaël Monticelli)
Tracéologie
Raphaël Monticelli a noté très judicieusement un rapport unique à une sorte de mémoire non répertoriée, où, particulièrement dans cette série intitulée « Tracéologie », des secteurs de monde, des tranches de gigantesques géologies, ainsi isolées comme pour des planches qu’un géant pourrait organiser, apparaissent, de manière fractale, comme des organes, des cœurs, des bustes, où le rouge devient sang, inflammation… bouts de corps d’un corps immense, dont une chirurgie révèlerait d’inconnues strates et divisions, de secrètes failles, d’ignorées consistances, de surprenantes jointures… fragments de planète et anatomie humaine se rejoignent alors dans un mimétisme troublant, comme pour une mise à distance spatio-temporelle qui rend à leur énigme les deux dimensions de la perception-réflexion humaine. L’objet du « logos » redevient « perdu », repoussé vers une origine problématique, mais où se joue un début arrêté – arrêt sur l’image du moment où cela prend vie… à moins que la vie ne se retire. Cet effet d’ambiguïté entre naissance et mort est saisissant, est-ce du « pas encore » ou du « déjà plus », ce métissage entre dessin et couleur, dessein et douleur…
Hésitation que l’on peut retrouver dans certain paragraphe des « Archéologie utopiques d’Armand Scholtès » de Raphaël Monticelli :
l’image fugitive d’une arrête
Poussée par les battements de la terre sous tes pieds
le long de tunnels microscopiques
cuisses ventres mains pieds
dans l’ombre des tambours
la voix hésite
Pour poursuivre avec la poésie, on trouve celle-ci dans le magnifique texte qui, dans le film de Muriel Anssens, accompagne les images des murs peints, chez lui, par Armand Scholtès (30, avenue des Baumettes), images qui firent l’objet d’une exposition au MAMAC en 1994. Dans le film, Muriel Anssens dit remarquablement le texte remarquable de Marie-José Lecorre. Oui, les murs de cet espace à la fois intime et rendu mythique par sa matérialisation comme d’un musée personnel – une sorte de Villa Kérylos à soi, comme le Facteur Cheval, Robert Tatin, et même l’Abbé de Rothéneuf le firent – mais décalée : plus rien d’historique au sens de la conservation, mais une sorte de commentaire de ce que pourrait être le souvenir du souvenir, restes de Pompéi non réalistes, comme si le feu, et la lave, avaient étendu, déplacé, repétri toutes choses, comme si leurs fantômes, ou plutôt leurs radiographies s’étaient collées de manière diaphane, ou intense sur les parois d’un espace ailleurs, une quatrième dimension. Le feu, oui, dû à cette proximité du Vésuve qui fait écho aux Hauts-Fourneaux de Lorraine, encore une fois. Le Feu, mais, avenue des Baumettes, comme un brasier de vie à bonne distance, un brasero qui ferait luire les couleurs et les formes par réfraction, de manière indirecte. Reflets d’une catastrophe, mais reflets philosophiques de la mort rendue lointaine, universelle, par la pensée et par la main, repoussée aux confins par la flèche de Zénon, qui, selon Paul Valéry, « vibre, vole, et qui ne vole pas ».
Une douce immobilité, celle de la méditation sur la mort, engourdit les formes et les objets, et le film de Muriel Anssens, de manière impressionnante, restitue cette éternité qui s’est emparée des murs, des objets, et de l’homme qui y vaque. Douce mort de conte de fées, cercueil de la Belle au Bois dormant, qui rend la méditation riche de son présent absolu. Une Pompéi abstraite alors, avec les signes librement géométrisés de la mémoire des objets et des gens, volutes et triangles, ronds, surfaces, inscriptions, jus, géométries retournées à l’imprécision sous l’effet des tremblements non de la terre, mais des méandres du regard, qui, suivant des spirales, sont aspirés dans l’ombilic des rêves. Oui, le « 30, avenue des Baumettes » entraîne le visiteur, le regardeur, dans un espace-temps qui serait celui de l’artiste, comme dans un film de fiction où le déplacement se ferait non dans son cerveau mais dans cette zone-laboratoire où se concocte les bribes d’histoire, les projets, en quelque sorte une philosophie, péripatéticienne il va de soi, car tous les amis d’Armand Scholtès mettent l’accent sur ses déambulations, et que c’est au fil de ses pas que se feraient ses découvertes. Et cela, Paule Stoppa le dit de manière très émouvante, dans l’un de ses textes (catalogue de la série d’expositions dans les Musées d’Alençon, Belfort, Chaumont, Saint-Dié, et les galeries Scholtès et Ulivieri, à Nice et Paris) :
Les bancs d’Armand Scholtès
Tous les bancs sont à lui qui donnent sur la mer
Certains ouvrent leurs bras dans une sphère de feuillages. La lumière y varie selon les intermittences du ciel. On s’y blottit, yeux clos. Le friselis des vagues emporte la nacelle.
D’autres se tapissent au bout d’un chemin ourlé d’asphodèles, ou d’un sentier qui se dan¬dine sous la dentelle indestructible des fougères. Seuls, quelques culs philosophiques, aguerris par l’exercice de la pensée, s’en accommodent : dureté du siège, obscurité de cathédrale. On les ignore. Ils tournent le dos à la mer.
Quelques uns s’enracinent à la terrasse d’un café perdu parmi les pins du MONT BORON. Epaule, nuque, la main se pose. Et toutes les maisons alentour, avec leur bouquet d’arbres, leur jardin, leur blanche façade, modifiées, transfigurées, deviennent l’atelier du peintre. Maisons à vendre, maisons à prendre... Un peu loin, pourtant, de la mer.
Il y en a qui trônent au centre d’une plate forme rocheuse d’où l’œil kaléidoscope royalement se gorge du grand manège des reflets. Rutilements miroitements chatoiements, moire duveteuse enluminée d’azur velours soyeux des algues au plus profond de l’eau, éclaboussures emperlées d’argent, poussière d’or des canicules... l’étoffe du jour se déchire... le cœur, soleil couchant, s’établit sur la mer.
Et ceux qui s’aventurent aux rivages du monde, qui jalonnent les passegiate, les boulevards, les avenues de la mer ! Bancs qui montez la garde, à Saint Jean Cap Ferrat, derrière le fer d’un parapet, par vos courbes, par vos creux, par la chute de vos reins, vous égrenez, au bord de l’eau, un chapelet de plaisirs nocturnes. Vous êtes, les quatorze stations de l’amour, maquillées de vert, serpentines, torses. Contre vos lattes de bois peint, s’édifie chaque soir, la charte de nos voluptés. On y prend la bouche, y pétrit les seins d’une femme de passage, tandis que meurent, sous vos pieds, les douces vaguelettes. Elles, qui ne connaissent pas la poignance du désir.
Tous ces bancs sont à lui qui donnent sur la mer. A lui, qui marche avec ses yeux.
Paule Stoppa (août 1997)
(A suivre)