La manifestation artistique annuelle appelée « Triangle d’art » a repris le 19 février dernier (jusqu’au 11 mars 2012), la dernière ayant eu lieu en juin-juillet 2008. C’était la première fois depuis la fondation par Jean-Claude Rosier et Frédéric Altmann en 1993, qu’elle s’interrompait. Tout porte à croire que l’année prochaine ce sera rentré dans l’ordre. Cette année, le triangle n’avait que deux côtés (Gorbio/Sainte-Agnès), mais Albert Filippi, le maire de Sainte-Agnès, passionné d’art, a proposé que le public et les artistes constituent le troisième côté.
Triangle d’Art en 2008
En 2008, le Triangle entre Breil-sur-Roya (Photographie), Castillon (Verre et gravure) et Sainte-Agnès (Peinture), avait fêté ses quinze ans avec la collaboration de l’Association Culturelle stArt et le Comité National Monégasque de l’Association Internationale des Arts Plastiques de l’Unesco, en présentant des artistes de premier ordre, ce qui est toujours réjouissant dans la beauté presque intacte de l’arrière-pays. En 2008, les peintres étaient Christian Bonavia, Guy Florès, Martine Guée, Francis Puivif (qui vient d’avoir une très belle exposition au Musée Grimaldi du Haut-de-Cagnes), et Dominique Rosier. Jean-Claude et Solange Rosier se sont installés il y a très longtemps à Sainte-Agnès, pratiquant leur art, et fondant ainsi un « village d’artistes ». Leur fils Dominique est devenu peintre et dessinateur lui aussi, et présentait plusieurs tableaux dans l’exposition de Sainte-Agnès en 2008.
J’avais écrit dans le catalogue, sous le titre : « Dominique Rosier ou Lorsque l’Imaginaire travaille à sa Vérité », un texte dont voici quelques extraits : « … Une certaine beauté étrange habite le travail de Dominique Rosier, et beaucoup de poésie (…) Une mémoire bouillonnante qui à chaque fois s’apaise. L’expérience humaine à l’état pur ». Cette année, sur le thème du collage, son œuvre a pour titre : « La Théière », et cette fois il s’agit de collages irruptifs comme ces découpages d’enfants où les puzzle personnels sont lâchés, tels cette théière trouée d’un carrefour pour on ne sait quel jeu de Monopoly. Une question de la structure ici saisissante, ou alors dans cet autre collage aux pions jetés au hasard, et aspergés de gouttes de lumière ».
Jean-Claude, Solange et Dominique Rosier, une famille d’artistes à Sainte-Agnès
Cette année, Albert Filippi, maire de Sainte-Agnès, s’est réjoui publiquement que Jean-Claude, Solange et Dominique Rosier exposent ensemble dans ce village auquel ils ont donné, répétons-le, un caractère nettement artistique. Jean-Claude Rosier est né à Nogent sur Marne en 1939. Après des études artistiques à Paris, il s’est installé en 1976 à Sainte-Agnès, village des Alpes Maritimes le plus haut d’Europe, et n’a cessé d’exposer, à Paris, Menton, Cannes, en Allemagne, en Suisse. Il a écrit : « ... Je ne veux et ne peux pas penser la peinture autrement qu’en acte social et ce langage doit permettre de communiquer avec tout un chacun. Cette exigence m’éloigne pour le moment de l’abstraction proprement dite. Toutefois, je dois reconnaître que je ne cherche pas à respecter le sujet à tout prix, ni dans son caractère, ni dans son esprit. Il me sert de support, je dirais même de prétexte, pour accorder les formes et les couleurs. Je l’utilise également comme intermédiaire entre ma vision idéale et le spectateur à qui je désire faire partager des émotions qui sont avant tout d’ordre esthétique. (Jean-Claude Rosier)
Impossible de photographier les deux très beaux collages qu’il a fait spécialement pour le Triangle d’Art 2012 – les premiers de sa vie – car ils sont blancs sur blanc. Mais ils l’ont ramené à l’abstraction. Si Jean-Claude Rosier ne cherche pas à respecter le sujet à tout prix, ni dans son caractère, ni dans son esprit, s’il lui sert de support, de prétexte, pour accorder les formes et les couleurs, et s’il l’utilise également comme intermédiaire entre sa vision idéale et le spectateur, alors c’est réussi, car ces formes blanches sur le blanc sont le minimum que l’on puisse proposer comme médiation entre la Forme et le Vide, ce qui serait une attitude toute taoïste !
Quant à Solange Rosier, née à Saint-Pourçain-sur-Sioule en 1939, elle a derrière elle un long travail où se succèdent des périodes contrastées. Ici le thème du baiser évoque Constantin Brancusi mais aussi toute une tradition antique et universelle qui ne cessa de mettre en scène la complémentarité des visages, leur fusion dans l’effusion. Solange Rosier y tisse des matières somptueuses, comme le fit Klimt. On pense aussi à l’esthétique haute couture du Jugendstil Art Nouveau, esthétique de proclamation de ces trésors de la Nature qui comblent la sensualité de l’œil.
Les collages d’Anne de la Salle, rêves de femmes ou cauchemars ?
La participation d’Anne de la Salle à cette exposition de collages était bienvenue, car l’unité de son œuvre, fondée sur un discours persistant, pertinent, ne peut qu’intéresser. Et le mode collage, là aussi, n’est pas innocent. C’est comme si des bribes se collaient à la conscience – ou à l’inconscient – dont il faudrait se débarrasser pour accéder au désir primordial, cette rencontre inaugurale avec le monde, pour l’enfant, dans sa fraîcheur. Fraîcheur recouverte par l’autre de ses injonctions, et son prétendu savoir. Elle crée des collages depuis son adolescence, et dès le départ ils représentaient d’étranges liens entre les êtres et les choses, et parfois les animaux… d’une manière à la fois très élégante et angoissante. Comme si l’inéluctable de la manipulation était déjà là, reconnaissance de ce que l’Autre peut avoir de dangereux, asservissant, humiliant, mortifère. Des séries se sont multipliées, jusqu’à cette invitation à participer à l’exposition « Beau comme un symptôme » au CIAC (Centre International d’Art Contemporain, Château de Carros) en 2007, où Anne a mis en scène Sigmund Freud comme témoin de ce que l’on fait aux femmes, encore plus qu’à l’être humain. En manière de réparation ( ?), puisque, comme on sait, Freud considérait la femme comme le continent noir, à explorer après sa mort. Anne de la Salle met en scène la femme comme un continent lumineux au contraire, et sa lumière irradiante ne l’empêche pas d’être prise dans toutes sortes de rets, ficelles, grilles, et j’en passe… L’inconscient masculin lui ferait-il payer cette lumière intérieure ? la question est posée, elle n’est pas vraiment neuve ».
Alexandre de la Salle précise : « La proximité des collages d’Anne avec ceux de Grete Stern m’a sauté aux yeux car, avant même la fondation du Mouvement MADI en 1946, ce qui l’annonçait, le groupe « Arte Concreto-Invencion » s’était réuni au début de 1945 chez le célèbre psychanalyste argentin Enrique Pichon-Rivière, où Arden Quin avait commencé son manifeste fondateur par un éloge à Freud, et, à la fin de la même année, chez Grete Stern, photographe du Bauhaus qui avait fui l’Allemagne nazie pour se réfugier en Argentine, et qui, pour la revue « Idilio », allait faire des photos-montages très empreints de psychanalyse, sur le thème de rêves de femmes. Les collages d’Anne de la Salle s’écartent de cette proximité du corps, de la chair, ils sont plus abstraits, plus lointains, et pourtant ne retrouve-ton pas la même objectivation, allons plus loin pour parler de « chosification » ? Les uns sont en noir et blanc, les autres en couleur, mais la même terreur – onirique – d’une « dépossession de l’être » n’envahit-elle pas le spectateur, même s’il est un homme ? Car cette emprise fatale de l’un sur l’autre, à ce moment-là, est paradigmatique de la relation humaine, les deux sexes confondus. Si le travail de Grete Stern s’effectue en général plutôt en gros plan, celui d’Anne tangente plutôt la ligne d’horizon, même si celle-ci est ponctuée par des barreaux de prison. Dans l’un de ses auto-portraits – très simple, avec une haie de poteaux plantés dans le sol – et elle qui a les yeux fermés, qui ne les voit qu’en rêve sans doute, cette verticalité abstraite fait malgré tout penser à une haie d’épées fichées dans l’espace vital, et on peut même penser à une « Bataille de San Romano » mathématiquement inscrite, de même que dans un autre auto-portrait, la femme qui se noie devient un autre « trait », trace minimale laissée à la surface de la planète. Ces collages ont deux vérités, l’une charnelle et onirique, l’autre, construite, pensée et maîtrisée. Forme d’introduction au réel abstrait, la construction, ici et maintenant, d’un réel formel relie les phases du vécu, les exalte, leur donnant ainsi une dimension métaphysique. (Alexandre de la Salle).
A suivre...