Berthe Sourdillon, une des femmes peintres françaises les plus douées.
Alexandre de la Salle - Dans le Bénézit il est écrit que Berthe Sourdillon « a peint surtout, non sans sensibilité, des portraits d’enfants, qu’elle a signé aussi des maternités et des paysages, que des œuvres de cette artiste sont conservées aux Musées de Moscou et de Philadelphie… »
Entre 1926 et 1931 elle a donc été en contrat avec Léopold Zborowski, qui, dans sa galerie de la rue de Seine, avec son épouse, exposait Derain, Krémègne, Soutine, Chagall, Utrillo, Renoir, Cézanne…. D’après une lettre de Zborowska écrite en 1935, il « estimait beaucoup le grand et sincère talent de Madame B. Sourdillon, et prévoyait pour elle un brillant avenir justifié entièrement par ses beaux portraits d’enfants et ses paysages ». Dans la même lettre il est précisé que ma mère donnait sa production contre un salaire mensuel, il y a le chiffre. Une autre lettre de Zborowska en 1954 confirme que « Monsieur Zborowski possédait une galerie rue de Seine, où il s’occupait de son vivant de Madame Berthe Sourdillon, à qui il trouvait beaucoup de talent ». Plus loin, elle dit elle-même : « J’estime que Madame Berthe Sourdillon est une des femmes peintres françaises les plus douées et c’est uniquement à sa modestie qu’elle doit ne pas occuper la place qui lui est due ».
Frédéric Altmann – Très étonnant. Et pourquoi ne t’es-tu pas occupé de l’œuvre de ta mère ?
Alexandre de la Salle – Elle vivait à Paris, avait ses galeristes, partait peindre là où, pour une exposition, un paysage l’attirait. Je considérais que des gens s’occupaient d’elle, il en reste heureusement des traces, par exemple une lettre de Katia Granoff, Paris, Quai de Conti, qui dit avoir acheté des toiles à ma mère « qu’elle considère comme un peintre excellent »… ou de W. Dilewski, qui écrit en 1935 qu’il a été en relation directe avec ma mère depuis 1931, qu’elle est une artiste peintre professionnelle de très grande valeur, qu’elle a gagné très convenablement sa vie par la vente de sa peinture jusqu’à la crise, qu’il a toujours eu la plus grande estime pour son talent d’artiste, et qu’elle est une des meilleurs peintres femmes de notre époque… » Moi, très vite, comme tu sais, je me suis intéressé à mes contemporains, et quand ma mère nous a quittés en 1976, j’étais complètement engagé dans la révolution artistique qui s’opérait dans les Alpes-Maritimes, l’Ecole de Nice mais pas seulement, j’ai aussi redonné vie à la carrière de Carmelo Arden Quin, à celle de son Mouvement, MADI… Et j’ai découverts de grands peintres, je le prétends. Et je devais considérer que de m’intéresser à l’art en train de se faire, je le devais à ma mère, ainsi qu’à mon père. Etre dans le coup d’une époque, c’est ce que mon père et elle avaient fait. Wolman (qui avait une Galerie rue de Seine, et a mis Berthe Sourdillon dans l’exposition « Montparnasse d’hier et d’aujourd’hui », avec entre autres Modigliani, Pascin, Derain, Othon Friesz, Foujita, Kikoïne, Kisling, Krémègne, Picasso, Soutine, Terechkowitch, Wiiralt), témoigne de la même chose, il écrit qu’il l’expose, et qu’elle est un très bon peintre. La plaquette de l’expo n’est pas datée, mais ça devait être aux alentours de 1935.
Par contre j’ai le catalogue d’une exposition à la Galerie Bonaparte, Paris, dont le titre est « Les vingt-deux, Groupe féminin », du 6 au 22 avril 1937, inauguration sous la présidence de Mme Brunschvicg, Sous-Secrétaire d’Etat à l’Education Nationale, et de Mr Georges Huisman, Directeur général des Beaux-Arts. C’est Louise Weiss qui a fait la préface, la célèbre féministe journaliste, écrivain, femme politique, dont l’une des exposantes, photographe, Mme Elmar, a fait un portrait.
Dans le catalogue de l’exposition « Les Vingt-deux » Louise Weiss fait un bel éloge de ces femmes, déjà célèbres, dit-elle. Dans cette exposition, ma mère voisine avec Marie Laurencin et Suzanne Valadon.
Berthe Sourdillon ou « l’aventure d’un paysage »
Et dans la plaquette de l’exposition « Berthe Sourdillon » à la galerie du Vieux Colombier en juin-juillet 1966, Raymond Charmet, célèbre critique d’art, auteur de livres sur Utrillo, Gauguin, et beaucoup d’autres, a écrit pour elle :
« Une toile de Berthe SOURDILLON peut se définir l’aventure d’un paysage. Aventure en vérité singulière, vécue en profondeur dans les zones les plus mystérieuses d’une sensibilité qui s’est intimement plongée au cœur des tumultueux éblouissements de la couleur, parmi les spectacles les plus divers de la terre. La carrière même de cette artiste, discrète et indépendante, arrivée à l’épanouis¬sement de son talent, fut une aventure continue, poursuivie à travers le temps et les continents. Son enfance et sa jeunesse errante l’ont entraînée à travers tous les pays d’Europe, de la Russie à l’Italie, où elle reçut ses premières leçons de peinture. En France, elle connut Zborowski, dont elle eut un contrat en 1926, Kikoïne, Krémègne, Soutine, le plus aventureux de tous les peintres, dans l’amitié desquels elle vécut. Poursuivant son exploration du monde, elle ne cessa de parcourir des pays nouveaux, toujours dans les endroits solitaires, contemplant les vastes panoramas où resplendit la beauté la plus exaltante. Les côtes flamboyantes de la Méditerranée, l’Espagne austère, puis l’Amérique avec les fantastiques montagnes de pierre de New York, la Babel moderne, et les paysages du Mexique, encore plus vertigineux, où se mêlent les ruines hallu¬cinantes de la civilisation pré colombienne à une nature déchaînée, lui ont inspiré ses visions picturales les plus neuves et les plus intenses. Ce dépaysement systématique, mais spontané et toujours enthousiaste, se reflète dans l’évolution même de la peinture de SOURDILLON. Partie d’un natura¬lisme sobre, aux tonalités sourdes, elle peignit d’abord des toiles précises et exactes, des paysages rustiques, des figures aux lignes longues et enveloppantes. Vers 1948, son lyrisme contenu a éclaté dans de vastes natures mortes, débor¬dantes de dynamisme, de couleurs vibrantes, déployées en des perspectives plongeantes. Dès lors, son art se libère de plus en plus complètement. Pour elle, c’est la lumière qui crée la couleur. Elle travaille le matin, très tôt, devant le ciel tout blanc et blême, et plus encore le soir, où tous les tons avant de mourir atteignent à leur suprême rayonnement. Les formes s’assemblent, se déplacent, se poursuivent, dans la souplesse de leurs rythmes musicaux qui dévorent les accidents et composent des symphonies plastiques d’une audace surprenante. Ainsi, les silhouettes rouges des roches d’Agay, jaillissant de la mer bleue, deviennent un paysage mythique suggérant les épopées légendaires. Vus de loin, les gratte ciel sont un ruissellement de tons précieux, dont les traînées glissent sur le ciel d’orage. Dans les grandes compositions que lui inspire le Mexique, les couleurs s’enchevêtrent en une fête de rêve où les temples antiques revivent une existence féérique. L’art devenu la traduction plastique des émotions les plus palpitantes, les plus frémissantes, tel est le message de cette artiste vibrante et profonde qui nous enseigne le bonheur » (Raymond Charmet)
Frédéric Altman – Raymond Charmet était un critique d’art très connu.
Alexandre de la Salle – Oui. Mais dans la lignée des témoignages que j’ai retrouvés, il y a la transcription d’une émission de radio intitulée « Muses de peintres », cette fois-là sur Soutine, enregistrée le 10 juillet 1956 chez Francis Carco, où étaient interviewés Alex Madis, Francis Carco, Kikoïne, Madeleine Castaing et ma mère. Kikoïne raconte leur arrivée à Paris, Kikoïne l’ayant précédé de quelques semaines à La Ruche, Place de Dantzig, où étaient, dit-il, Cendrars, Zadkine, Chagall, Lipchitz. Dans la marge quelqu’un a écrit « Berthe Sourdillon y habite aussi ». Pour l’instant je n’ai pas retrouvé la date de l’arrivée de ma mère et de mon père, et de moi peut-être, ma sœur est censée y être née quand j’avais deux ans. Kikoïne raconte sa vie avec Soutine avant leur venue à Paris, c’est très savoureux. Et la vie amoureuse de Soutine, très difficile. Madeleine Castaing relate la façon dont elle et son mari ont rencontré Soutine : « Un soir que nous étions attablés à la terrasse de la Rotonde avec tout un groupe d’artistes, quelqu’un dit à mon mari : vous voyez ce jeune homme qui va et vient sans s’asseoir ? Il manque de tout, sauf de talent. C’était Soutine. (…) La détresse de ce garçon était tellement visible que nous lui avons proposé, mon mari et moi, de lui acheter une toile immédiatement. Pour quelle raison ne voulut-il pas que nous entrions dans son atelier ? Etait-ce parce qu’il ne tenait pas à ce que nous voyions des tableaux de lui qui ne lui plaisaient pas ? Il nous a installés dans un bistrot voisin et nous a dit qu’il nous apporterait là ses toiles. En effet, il a été les chercher, mais tout ce va-et-vient avait pris du temps. Nous étions pressés, et comme d’autre part la nuit tombait et que l’éclairage était mauvais, mon mari tira de son portefeuille un billet de cent francs et le lui offrit en acompte sur la toile que nous viendrions choisir un autre jour. Qu’est-ce qui se passe en Soutine en ce moment ? Toujours est-il qui fiche le billet en l’air. Nous nous quittâmes là-dessus. Plus tard lorsque nous nous serons liés d’amitié, il nous dira combien il avait regretté son geste. Ce qui l’avait mis en rage, c’était que nous n’avions pas pris la peine – je vous ai expliqué pourquoi – de regarder ses tableaux. Il s’était senti blessé dans sa fierté d’artiste » Et après cela ma mère raconte longuement l’histoire du curé et de la gendarmerie, et comment elle a empêché Soutine d’être emmené, et là au moins j’ai un témoignage direct, que je vais insérer intégralement dans mon livre, bien sûr.
Frédéric Altmann – Pour ce qui me concerne, tu te souviens que je te pressais de lui organiser une rétrospective dans la région ?
Alexandre de la Salle – Oui, certains amis se souviennent à quel point André Verdet aussi réclamait que l’on fasse dans les Alpes-Maritimes une grande rétrospective de ma mère, parce qu’il estimait beaucoup son œuvre, et aussi parce qu’elle a tellement peint l’arrière-pays des Alpes-Maritimes. Là, je n’ai pas vu le temps passer. Mais c’est vrai que c’est une idée que tu avais eue toi-même.
Frédéric Altmann – Dommage, ça aurait été une belle expo, et retraçant tout un monde, le monde de Montparnasse …
Alexandre de la Salle – En tous cas en juillet 2003 André a écrit un texte dans cette perspective, qu’il a intitulé « Un grand peintre mal connu du XXe siècle, Berthe Sourdillon ». Le voici : « Berthe Sourdillon (Paris Vence, 1895 1976) n’a pas eu la bonne fortune de connaître la gloire de son vivant. La discrétion en laquelle baigne sa carrière tient au fait que l’artiste a désiré cette discrétion, attachée qu’elle était à une farouche indépendance de vie. Je m’en réfère à l’excellent et feu essayiste Raymond Charmet. Il nous apprend que Berthe Sourdillon mena depuis son enfance et sa jeunesse une errance à travers maints pays d’Europe et de Russie, et que c’est en Italie qu’elle subit le choc et l’amour de la peinture, et qu’elle décida avec fermeté d’y consacrer sa vie et son travail. Cette impénitente voyageuse, dont certaines photographies d’alors nous révèlent un visage d’une étrange beauté d’énigme intérieure, parcourut la France, et fit connaissance de Kikoïne, Krémègne, et surtout de Soutine dont elle se sentit très proche. Elle tomba en extase devant les paysages de la Méditerranée, ceux d’Espagne, d’Italie, de Grèce.
Puis cette voyageuse impénitente fila en Amérique, aux Etats-Unis et au Mexique.
Raymond Charmet nous apprend encore que les vestiges de la civilisation pré colombienne l’ont subjuguée et qu’elle en gardera les empreintes dans les futurs travaux de sa peinture, afin que cette dernière continue à se vivifier…. »
A suivre...