L’histoire d’une oeuvre
Instrument de célébration, témoignage du contexte, le musée monographique est avant tout une gageure. Aussi pour un espace Rebeyrolle à Eymoutiers ou un Musée Soulages à Rodez, combien d’efforts vains, de projets avortés.
Franta, né en 1930 à Trébic, petite ville tchèque à 140 kilomètres au nord de Vienne, a eu le bonheur d’inaugurer en décembre dernier son musée dans la vieille maison communale, Narodni dum, de sa ville natale.
Les quarante oeuvres (peintures, bronzes à la cire perdue, lavis, pastels, technique mixte sur papier), données à la municipalité de Trébic, ont été choisies spécifiquement pour ces quatre grandes salles d’exposition en enfilade, closes et complexes, avec des coins et des recoins et des hauteurs sous plafond variables.
Tout comme les différentes techniques utilisées par Franta sont bien illustrées, à l’exception de la période de formation, la donation couvre les différents temps de l’oeuvre. Franta est, en effet, passé à l’Ouest en 1958, laissant aux mains de la police politique tous ses travaux d’étude.
La période d’un réalisme assez brutal, qui va de 1958 à 1968, est bien représentée : ruelles et paysages du midi, portraits de sa femme Jacqueline, machines, baigneuses et l’irruption de la violence avec le tableau "Abel et Caïn" de 1965. Un Caïn à tête d’aigle noir s’apprête à écraser la tête d’un Abel déjà à terre.
De cette deuxième période, de 1968 à 1978, qui mêle hyperréalisme froid, expressionnisme et climat irréel de science-fiction datent les tableaux "le Mur" et "Intérieur".
Avec sa grande perspective bleue qui débouche sur un mur noir au-dessus duquel flotte un ciel mystique, le "Mur" est le point de convergence de l’exposition.
"Intérieur" appartient à cette série où l’homme est réduit à un un misérable morceau de chair, malaxé, broyé par toutes sortes de machines hostiles et inhumaines, mais toujours bandant et copulant.
Après 1978, l’étau se desserre, les corps retrouvent forme et désir.
C’est en Afrique que Franta va retrouver le paradis qui a pour lui la saveur de l’autre, de la fraternité retrouvée, de la réconciliation. Les tableaux africains ont pour titres : rencontre, bavardage, confession, messager, échange, groupe, couple, eden, trêve.
Et même si la visite du camp de concentration tchèque de Terezin en 1991 rouvre les charniers de l’Histoire, les corps n’en finissent plus, dans le plaisir ou dans l’horreur, dans la vie ou dans la mort, de se frôler, de se chercher, de dialoguer, de s’étreindre. Et le "sang de la peinture" circule sur la toile abolissant à tout jamais les limites du trait et de la couleur.
Tout devient alors mouvement, rythme, contrepoint, pulsation.
Son expressionnisme prend cette inflexion très particulière dont parle Milan Kundera dans "Les Testaments trahis" à propos de la musique de Janacek : "L’expressionnisme allemand est caractérisé par une prédilection pour des états d’âme excessifs, le délire, la folie. Ce que j’appelle expressionnisme, chez Janacek, n’a rien à voir avec cette unilatéralité : c’est un richissime éventail émotionnel, une confrontation sans transitions, vertigineusement serrée, de la tendresse et de la brutalité, de la fureur et de la paix.
La coexistence de plusieurs expressions contradictoires dans un espace très limité crée une sémantique originale (c’est le voisinage inattendu des émotions qui étonne et fascine).
La coexistence des émotions est horizontale (elles se suivent) mais aussi (ce qui est encore plus inaccoutumé) verticale (elles résonnent simultanément en tant que polyphonie des émotions)."
C’est bien une polyphonie des émotions, de plus en plus serrée, de moins en moins manichéenne, qui inspire la technique fluide, vibrante de Franta.
A la lumière du drame tchèque
Instrument de célébration aux inflexions parfois autobiographiques (Jacqueline est deux fois là et un cycliste messager rappelle la passion de Franta pour le vélo), la donation prend une résonance toute particulière dans le contexte de Trébic.
Franta est né dans une petite ville où cohabitaient depuis des siècles trois communautés : les Tchèques, les Juifs et les Allemands. A la fin de la guerre, les Allemands avaient exterminé les Juifs et les Tchèques expulsé les Allemands.
Ville-mémorial qui a inscrit son quartier juif et sa basilique Saint Procope au patrimoine de l’humanité, Trébic garde les traces de cette histoire fratricide.
Plus aucun Juif ne vit dans le quartier Zarnosti, "de l’autre côté du pont". Sur les 300 personnes qui y vivaient encore dans les années 30, 281 ont été exterminées. De cette communauté, il reste dans le cimetière qui remonte au XVe siècle le silence de 4000 stèles.
Les comtes allemands Wallenstein furent maîtres et seigneurs de Trébic. Ils firent restaurer la magnifique basilique Saint-Procope au XVIIIe siècle dont ils occupaient les anciens bâtiments conventuels. Leurs appartements ont été transformés en musée. Chassés, ils ont tout abandonné derrière eux. Dans ces pièces où gisent les dépouilles de leurs vies (vêtements, objets de toilette, vaisselle, pipes, albums de photos de famille), la voix de la dernière Wallenstein, enregistrée au moment du départ, rend encore plus assourdissant le silence de l’exil.
Abel mort, Caïn est seul. Dans la république tchèque d’après-guerre, il ne restait plus qu’une communauté nationale, une communauté qui avait connu un déchirement existentiel et recherchait dans le communisme la ferveur du groupe, du partage et de la fraternité.
Franta a aspiré, tout jeune homme, à cet idéal de fraternité.
Pendant deux ans, entre seize et dix-huit ans, membre des jeunesses communistes, désireux de participer à l’effort de reconstruction du pays, il travaille sur des chantiers de jeunesse volontaires (il passe un mois dans les mines d’Ostrava, pose des rails entre Brno et Ostrava). Cet élan se heurte en 1948 à la dictature qu’instaure le Parti Communiste. Et lorsque en 1968 les chars russes écrasèrent toute tentative de libéralisation du régime, les intellectuels, et Franta en fit partie avec ses peintures engagées, entrèrent en résistance.
C’est dans le "paradis un peu plus loin" de l’Afrique qu’il retrouve le goût de la fraternité.
Face au silence de "l’autre côté du pont", la donation Franta installée dans la maison communale est la semence de vie rapportée par un enfant tchèque, naturalisé français, de ses pérégrinations autour du monde.
Entretien avec Franta, avril 2015
Agnès de Maistre : "Tu as quitté Trébic assez jeune, d’abord pour la proche campagne puis pour Brno et Prague : comment s’est maintenu le lien qui a abouti à l’ouverture de ta donation ?"
Franta : "J’ai quitté Trébic assez jeune. J’y suis retourné pendant la guerre car mon oncle voulait nous abriter en nous éloignant de Prague occupée par les nazis. Les attaches sont toujours demeurées fortes et, lorsqu’en 1987, le musée de Trébic m’a proposé une exposition rétrospective, j’ai été très heureux d’y présenter mon travail. L’éventualité d’une donation a été envisagée pour la première fois."
A de Maistre : "Tu es passé à l’Ouest en 1958 et tu es resté des années sans pouvoir retourner en République tchèque, jusqu’en 1974, et pourtant on a l’impression que les autorités artistiques tchèques ont toujours gardé un oeil sur ton travail : comment ça s’est passé ?"
Franta : "Pendant toutes ces années -de 1958 à 1974-, à cause de la situation politique en Tchécoslovaquie, les contacts ont été inexistants aussi bien avec les autorités artistiques qu’avec mes amis artistes. La seule personne avec qui le contact a été maintenu était Jiri Kotalik, directeur de la Narodny Galerie (galerie nationale) qui venait souvent en France et connaissait mon travail."
A de Maistre : "Tu es passé à l’Ouest pour rejoindre Jacqueline qui était installée à Nice. Quel milieu de l’art as-tu trouvé en arrivant sur la Côte ? Quelles sont les figures artistiques présentes sur la Côte d’Azur à cette époque qui t’ont marqué ou avec lesquelles tu as fait un bout de chemin ?"
Franta : " En 1958, en arrivant de Tchécoslovaquie où l’art officiel ignorait l’art contemporain, j’avais une grande curiosité, une soif de tout découvrir. Tout en étant présent au moment où l’Ecole de Nice commençait à s’imposer, je me sentais plus proche de quelques amis peintres figuratifs vivant dans la région (Michel Gaudet, Silver, Damiano, Schweizer...).
Bien sûr , la personnalité éblouissante, c’était Picasso dont j’ai croisé quelquefois le chemin, mais il y a eu aussi Max Ernst, Dubuffet, plus tard Tapiès..."
A de Maistre : "Et peut-être aussi des institutions ? Et notamment cette Fondation Kairoly qui a beaucoup compté à Vence".
Franta : "Il est vrai que la Fondation Kairoly comme la Fondation Maeght m’ont permis de rencontrer de nombreux artistes (Chagall, Miro, Chillida, Rebeyrolle, Riopelle...)."
A de Maistre : "Tu as toujours vécu sur la Côte (à Nice puis à Vence) et pourtant les historiens de l’art te rattachent au mouvement parisien de la figuration critique, de la figuration narrative. Là encore comment s’est noué le lien avec cette génération d’artistes et ses critiques d’art ?"
Franta : "Dans les années 70-80, j’ai trouvé plus facilement des réponses à mon travail à Paris (Salon de Mai, Salon Comparaisons, Jeune Peinture) et mes rencontres aussi bien avec les artistes qu’avec les critiques étaient liées à la nouvelle figuration."
A de Maistre : "Est-ce que tu envisages d’autres donations ?"
Franta : "Pour le moment, je n’ai pas rencontré un intérêt aussi fort qu’à Trébic pour mon travail, mais dans le cas contraire, je pourrais très bien envisager la possibilité d’une d’autre donation, donc un prolongement de vie de mon travail, pourquoi pas ?"