Marcel Alocco dans l’Histoire
Ce travail d’élaboration d’archives sur le site de la revue Art Côte d’Azur a débuté le 13 juillet 2010 sous le titre « Et si l’Ecole de Nice nous était contée », peu après l’ouverture de l’exposition « 50 ans de l’Ecole de Nice » au Musée Rétif de Vence, organisée par Alexandre de la Salle à l’invitation de Mireille et Philippe Rétif, et Marcel Alocco figurait dans ce premier chapitre, comme il figurerait à chaque fois que l’évocation de ladite « école » serait un thème récurrent dans la fouille archéologique de ce qui s’est passé à partir des années 50, en art, dans les Alpes-Maritimes. Dans cette fouille les découvertes sont surprenantes, on croyait avoir oublié, et les documents, tels des bouts de réalité, sautent au visage.
Marcel Alocco m’ayant récemment interrogée sur une date de films vidéo le concernant, je suis allée vérifier à partir de quel matériel des extraits d’interviews de lui avaient pu être assemblés pour telle ou telle manifestation, et ce qui a été tourné dépasse de beaucoup ce qui a déjà été montré. Près de deux heures de film mises bout à bout remontent ainsi à la surface, le premier entretien se situant pendant l’exposition « Lisières Arlequin » (9 septembre-9 octobre 1988) à la Galerie Alexandre de la Salle. Il dure plus d’une heure. Dans l’exposition même fut filmé un dialogue de cinq minutes entre Marcel Alocco et Pierre Chaigneau, Conservateur du MAMAC, qui lui organiserait « Treize fragments ou la Quarantième » au « Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain » de Nice en 1993 (25 juin-30 août). La « Quarante-et-unième » aura lieu du 23 juillet au 31 août à la Galerie Alexandre de la Salle, oubliée dans l’inventaire du catalogue « Paradoxe d’Alexandre », l’archéologie est affaire de tessons, il faut recoller.
Marcel Alocco a été exposé plus d’une vingtaine de fois dans les deux galeries d’Alexandre de la Salle entre Vence et Saint-Paul, il y était aussi « en permanence ». Mais revenons à « Lisières Arlequin », il y a aussi 7mn23 d’interview dans le jardin de la galerie, près d’un mur en pierres sèches, Marcel tenant un fragment de barri qui figure dans l’expo, une pierre de Lascaux, ou d’Altamira, comme le lui suggère Pierre Chaigneau. Cette interview est très sensible, je l’ai numérisée en couleurs d’origine, elle se trouve sur You Tube en noir et blanc, c’est ainsi qu’elle avait fait partie d’un montage d’interviews d’artistes de l’Ecole de Nice présenté dans l’auditorium du MAMAC en 1997, à l’époque de « Ecole de Nice. » à la galerie.
Mais la re-trouvaille, c’est un cours d’histoire (28mn 53) de Marcel dans son atelier, c’est-à-dire chez lui, sur toute sa démarche, avec présentation d’œuvres au fur et à mesure, à un moment il marche même sur une toile (déjà peinte) posée au sol, refaisant son « labourage », les giclures du pinceau, non évitées, étant comme des traces de semailles… le terme est de circonstance pour une œuvre d’une grande fécondité, et qui part, dit-il devant ma caméra, de la question de la naissance, et de l’héritage. Dans le catalogue de l’exposition « Treize fragments ou la Quarantième » au MAMAC, la présence d’un arbre généalogique de la famille Alocco est donc pertinente. Pour les arrière-grand-parents il n’y a déjà plus de dates de naissance et de mort, comme si l’on était déjà dans le mystère des briques à identifier dans la grande construction de l’espèce humaine.
Les écrits autour de l’œuvre sont si nombreux et remarquables que la démarche est bien lisible, non sur le mode d’une particulière théorie qui serait fermée, bouclée, mais par des éclairages divers et inspirés. Déjà de lui-même, précis tout autant qu’ouvert sur le mystère justement, et aussi d’autres, visiblement touchés par la recherche, ses buts et ses avatars, en particulier Raphaël Monticelli et Michel Butor. L’œuvre est déployée dans l’Histoire, elle est à rencontrer, palpable, riche et passionnante. L’œuvre rêve et divague à travers ses commentaires, il s’agit ici de partager un feuilletage – dans tous les sens du terme - de ces documents où on raconte comment cela s’est tissé, et d’abord le premier fil tiré. Et cela à partir de documents au début modestes, en noir et blanc, pas encore les grands moyens muséaux, simplement désir de penser ce qui était en train de se passer, de passer à travers les mains, le cerveau.
Là il s’agit d’une plaquette un peu jaunie, de la « Galerie A. de la Salle, Place Godeau » intitulée « In-scription d’un itinéraire 1965-1970 ». Année 1970 où eut lieu (27 mars-13 Avril) l’exposition « INterVENTION » dans la même galerie : Marcel Alocco avec Charvollen, Dolla, Maccaferri, Miguel, Osti. Mais le texte de Catherine Millet qui se trouve à l’intérieur de la plaquette est de janvier 1971, elle concerne plutôt l’exposition du 12 juin au 5 juillet 1971 à la Galerie de la Salle intitulé « Peinture ».
Dans l’interview de 1988, Marcel Alocco précisera (ce ne sera sûrement pas la première fois) comment la Peinture « interdite » par l’époque, par le discours dominant, l’aura interpellé, et comment il aura répondu à sa façon à la légitimité, encore, de cette pratique décriée. Et d’une manière que va bien expliciter Catherine Millet. La question de l’héritage revient là, et donc question de la transmission. Car il ne s’agit plus de peindre « soi », ou ses « émotions », ou sa « simple histoire » (c’était un leurre, alors… pourquoi ?), mais que le flux de la propre histoire soit pris dans le flux de l’Humanité, de la Pré-histoire, et alors « soi » n’est plus que l’une des vaguelettes du grand océan.
Catherine Millet
Mais écoutons Catherine Millet :
L’une des illusions majeures de l’œuvre d’art traditionnelle est de prétendre à la fonction de langage. L’expression projetée par l’artiste sur la toile ou sur l’objet approprié est sensée parvenir intacte au spectateur, en tant que sujet de l’œuvre. Dans cette optique, les lois de la représentation plastique apparaissent comme la garantie d’une communication véritable si elles permettent une évidente référence au réel et si leur qualité esthétique permet à l’œuvre un pouvoir d’impact suffisant. Le Pop Art qui, dans un souci d’efficacité, réduit l’adaptation picturale au point de confondre le produit de consommation courante (son sujet) avec le produit artistique, est peut être un aboutissement fonctionnel de l’art anecdotique. Or, l’une des caractéristiques de nombreuses démarches entreprises ces toutes dernières années est précisément de remettre en cause cette fonction de l’art et d’en démonter le mécanisme exact. Le travail d’Alocco se situe dans le champ de cette investigation.
La méthode selon laquelle Alocco envisage la transmission d’un message met en évidence que son travail ne vise qu’à une analyse de cette transmission. Le signe est utilisé systématiquement au cours de diverses mises en situation (ce qu’Alocco appelle « répétition », « interférences », « brouillage des signifiants »). Cette manipulation n’est pas cristallisatrice comme l’est une stylisation ; au contraire, toute signification qui aurait pu être attribuée à l’œuvre se détériore ou plutôt éclate. Le signe renonce à véhiculer un discours qui serait unique et propre à l’artiste.
Parmi tous les exemples d’un art voué à la connaissance de lui même, il est possible de distinguer deux types de recherches. Certains artistes, en se consacrant essentiellement à l’exploration des cadres de l’art codes conventionnels d’élaboration et de lecture de l’œuvre dont nous parlions précédemment vident, en quelque sorte, leurs propositions de tout signifié. Ce type de démarche correspond à l’Art Minimal et autres recherches qui en sont directement issues. Le second type de démarches se penche moins directement sur le statut de l’œuvre que sur le fonctionnement d’un signifié (étant donné la fonction traditionnelle) au sein de ce statut. L’œuvre d’art est analysée relativement aux modes de perception. Le travail de l’artiste consiste à suivre l’évolution de la signification d’une forme depuis sa création/émission jusqu’à sa réception par le spectateur. La proposition résultante alors, bien qu’elle n’ait pour seule fin que de se révéler elle même, déroule également un « discours » qui n’est plus le discours idéaliste propre à masquer ce qui le produit et le maintient, mais un instrument participant à la divulgation de sa propre viabilité.
C’est ainsi que le travail d’Alocco se caractérise et ceci a deux conséquences aptes à le particulariser encore plus précisément parmi les recherches d’avant garde. La première conséquence est que les propositions d’Alocco, bien que pourvues avec évidence d’une fonction didactique, ne se réduisent pas pour autant à une proposition mécaniquement démonstrative. Les permutations subies par le signe permettent d’apporter une connaissance progressive et non pas statique. La méthode d’Alocco est en perpétuel renouvellement puisqu’elle crée elle même de nouvelles situations. Une telle pratique permet le décrochage théorique grâce auquel l’avance se fait.
D’autre part, la ligne directrice d’Alocco consistant à suivre « les structures d’évolution du message », celui là est amené à tenir également compte des différents supports se relayant lors de cette évolution. L’action d’Alocco concerne donc autant la Peinture que l’objet utilisé comme moyen d’expression. Non restrictif, ce champ d’action englobe également l’inévitable étape linguistique. Pour Alocco comme pour quelques artistes « conceptuels », le langage servant à élucider et à faire assimiler l’œuvre d’art est une part intégrée de cette dernière. (Catherine Millet, Paris, janvier 1971)
(A suivre)