La minute de vérité
En Février 1956, chez Collette Allendy (veuve d’un célèbre psychanalyste parisien), c’est la première exposition d’Yves Klein dans une galerie : « Yves, propositions monochromes », avec préface de Restany : « La minute de vérité ».
Le 5 juin 1958, dans l’appartement de Robert Godet, ce sera la première « Anthropométrie », avec corps de femme trempé dans de la peinture bleue Klein. En décembre 1958, Yves Klein fait un « Projet pour une architecture de l’air », où les habitants vivent nus, la société patriarcale n’existe plus, la communauté est parfaite, libre, individualiste, impersonnelle, la principale activité est le loisir, la température est fournie par l’humain fondu dans le cosmos, c’est une nouvelle dimension humaine, guidée par l’esprit.
Le 16 octobre 1960, à partir de l’œil de bœuf d’un petit pavillon de Fontenay-aux-roses, Yves Klein se jette dans le vide, il dira « Pour peindre l’espace, je me dois de me rendre sur place, dans cet espace même ». En 1949, sur la Promenade des Anglais, en compagnie d’Arman et de Claude Pascal, il avait déjà signé « au dos du ciel ». Chez Yves Klein, rue Campagne première, le 27 octobre 1960, Pierre Restany présente un « Manifeste du Nouveau réalisme », une redéfinition de la relation de l’art au réel, réalisé par Raymond Hains en lettres tremblantes, cannelées.
Le « Nouveau Réalisme » est devenu un groupe, Arman, François Dufrêne, Raymond Hains, Yves Klein, Martial Raysse, Daniel Spoerri, Jean Tinguely et Jacques Villeglé en signent la déclaration constitutive : « ?Les Nouveaux Réalistes ont pris conscience de leur singularité collective. Nouveau Réalisme = nouvelles approches perceptives du réel.? » Les artistes renouvellent les formes et les idées par « ?l’appropriation du réel ? » qui vise non plus la représentation du monde mais sa présentation. Ils intègrent dans leurs œuvres des matières concrètes et des objets quotidiens, urbains et industriels. Yves Klein, lui, ce sera l’immatériel.
Dans « Le dépassement de la problématique de l’art », Yves Klein écrit : « Pendant cette période de condensation, je crée vers 1947-1948 une symphonie « monoton » dont le thème est ce que je voulais que soit ma vie. Cette symphonie d’une durée de quarante minutes (mais cela n’a pas d’importance, on va voir pourquoi) est constituée d’un seul et unique « son » continu, étiré, privé de son attaque et de sa fin, ce qui crée une sensation de vertige, d’aspiration de la sensibilité hors du temps. Cette symphonie n’existe donc pas tout en étant là, sortant de la phénoménologie du temps, parce qu’elle n’est jamais née ni morte, après existence, cependant, dans le monde de nos possibilités de perception conscientes : c’est du silence – présence audible ».
Et dans « Le vrai devient réalité » :
« Mon ancienne symphonie monoton de 1949, qui fut interprétée, sous ma direction, par le petit orchestre classique pendant l’exécution du 9 mars 1960, était destinée à créer « le silence-après » : après que tout fut terminé, dans chacun de nous tous, présents à cette manifestation. Le silence… C’est cela même ma symphonie, et non le son lui-même, d’avant-pendant l’exécution. C’est ce silence si merveilleux qui donne la « chance » et qui donne même parfois la possibilité d’être vraiment heureux, ne serait-ce qu’un seul instant, pendant un instant incommensurable en durée ».
Dans le Nouveau Réalisme le lettrisme est certainement important, pas seulement pour ceux qui auront travaillé sur le langage, mais on peut penser que tous les autres y auront puisé une autre façon de nommer les objets, et aussi de déconstruire la machine, ou les machines. Le « jeu » par exemple à l’œuvre dans le travail de Spoerri ou Tinguely, est-ce que ce n’est pas d’abord l’effet de ce qui, dans la glossolalie, aura « donné du jeu » ? Et même pour Yves Klein, car Yves avait assisté, chez sa mère qui recevait des Lettristes chaque semaine, à des séances de glossolalie.
C’est à seize ans que François Dufrêne a rejoint le mouvement Lettriste fondé en 1945 à l’initiative d’Isidore Isou, du coup il se destine à la poésie phonétique qui a pour particularité d’utiliser le mot non pas pour son sens grammatical ou conceptuel mais pour sa seule sonorité. « Si j’ai choisi l’ENVERS et contre tout, Messieurs de l’Analyse –anale ou autre – je prends les devants, c’est, parmi mes raisons, pour tourner le dos, au passage, à une certaine réalité sociologique, qui, le reste des heures durant, fait bien suffisamment d’elle-même tourner la tête, et pour n’en garder que l’oubli en exaltant les infrastructures », écrira-t-il. Fluxus est venu d’ailleurs, Ben l’a en quelque sorte créé à Nice en y faisant venir George Maciunas, mais c’est en 1956 qu’il rencontre Arman et Yves Klein, en 1958 qu’il ouvre sa boutique, « Laboratoire 32 » qui annonce des « Idées scorbut et formes nouvelles ». Paul-Armand Gette fait une sculpture, un pyramide de lettres intitulées « Cristallisation verbale ». En 1960, Ben fait une conférence, au Club des jeunes », intitulée « Tout et rien ». Aussi, il signe Dieu, fait ses premières écritures : « Des mots des mots des mots ». En 1962, Ben édite « Ben Dieu », liste de déclarations d’appropriations, entre autres Ben signe les mystères, le Manque, le Déséquilibre, Dieu, les Poules etc. En 1963, Ben, Bozzi, Erébo, Pontani, Dany Gobert et Annie fondent le Théêtre total. En uin, Bernar Venet se fait photographier sur un tas de goudron. Et en juillet George Maciunas, le pape de Fluxus arrive à Nice. Ben organise le Festival mondial Fluxus et Art Total : Ben traverse le port de Nice à la nage, Robert Bozzi signe les messes en tant que spectacle Fluxus, George Maciunas mange un aliment mystère à la terrasse du Provence.
Et c’est en janvier 1964, à l’Artistique, qu’a lieu le concert Fluxus intitulé « Réalité », Ben, Bozzi, Erébo, Pontani, Dany Gobert et Annie gonflent une grande baudruche et l’envoient sur le public qui joue avec, c’est la première fois que ça se fait en France, précise Ben. En juin 1964 ont lieu les « 7 jours de la création » avec un spectacle de poésie visuelle, avec Serge III cassant un sac plein de bouteilles, une balade en autobus etc. Le 16 juin 1966, le Théâtre Total annonce une pièce d’avant-garde à l’Artistique qui a pour titre « Personne », et personne n’est admis à voir la représentation.
En 1966, la Cédille demande à ses artistes de participer à « Contribution to the art of giving », Et en 1988, pendant l’exposition Fluxus à la GAC, Ben, Serge III, Renata Harquevaux, Jean Mas et Frédéric Altmann vont rejouer des concerts Fluxus, dont « Réalité », que cette fois, Ben rebaptise « Baudruche ». La séquence « trognon » est un grincement de micro exécuté par Frédéric Altmann.
Parole réduite à son trognon (Lacan)
Ce qui n’est pas sans évoquer le Séminaire des « Ecrits techniques » où Rosine Lefort parle d’un enfant nommé Robert.
Dr LANG - Le passage de la position verticale du loup à la position horizon¬tale est très amusant, on en a parlé. Il me semble justement que le loup du début, c’est vécu.
LACAN - Ça n’est ni lui ni quelqu’un d’autre, au début.
Dr LANG - C’est la réalité.
LACAN - Non, je crois que c’est essentiellement la parole réduite à son tro¬gnon, si je puis dire, ce n’est ni lui ni quelqu’un d’autre. Il est évidemment le loup, pour autant qu’il dit cette parole-là. Mais quiconque est le loup, c’est n’importe quoi en tant que ça peut être nommé. Vous voyez là la parole à l’état nodal.
Là nous avons un Moi complètement chaotique. La parole est arrêtée, mais c’est pourtant à partir de là qu’il pourra prendre sa place et se construire.
Jean Mas, parlêtre subtil
La « parole arrêtée », Jean Mas n’a cessé d’en montrer la tragédie, et de la faire « repartir », dans sa « pansémiotique » personnelle. Entre cage à mouche et formule de Dieu, Jean Mas joue – très sérieusement – avec ces signifiants qui forgent un destin humain. Et c’est dans le Séminaire « Enfances » de 1994-1995 des « Recherches Freudiennes », à la Faculté des Lettres de Nice, qu’il déploya son « Objectif zéro », dont on sait qu’il a fait sa « politique », le zéro étant ce point de chaos archaïque en nous, unique, où siègent nos potentialités créatives. C’était le 30 mai 1995, cette intervention fut transcrite dans le livre « Enfances » édité par l’IUFM, et filmée, j’en donnerai un extrait en forme de clip. Mais voici le début de l’intervention, Jean Mas s’assied au bureau et s’adresse à un interlocuteur invisible assis à côté de lui :
... oui, ça d’accord, mais avec cette notion de « mana », c’est Lévi Strauss qui en parlait, et là précisément il parlait de ce niveau symbolique zéro, c’est lui, mais ça peut se discuter, le niveau symbolique zéro, c’est là que Lacan a repris, il a repris le degré signifiant… c’est le signifiant flottant, lorsqu’on parle de signifiant flottant on est bien au degré symbolique zéro, ça c’est dans… Absolument (rires)... Oui… non… oui, le Bien avec le Pouvoir… Le Beau : ce qui fait barrière au désir, le Beau essentiellement c’est ce qui fait barrière au désir.
Oui… Bon… Non… Oui… La libido c’est Freud, pour Lacan c’est l’Hommelette, l’équivalent de la libido chez Lacan, on trouve ça dans ses « Ecrits », est théorisé à partir de cette notion, Hommelette, il s’est servi de la libido, mais… hommelette…oui, moi je veux bien, mais avec le registre de Freud on est essentiellement dans le domaine de l’interprétation, donc distance entre les lettres, avec Lacan on passe dans le domaine de l’argumentation, c’est son délire scientifique hein… oui… l’argumentation, plutôt du côté de Lacan… Bon… D’accord....
(Jean Mas se met à marcher de long en large sur l’estrade)
(A suivre)