La Femme dans les « Anthropométries » d’Yves Klein : Sujet ou Objet ?
A la Bibliothèque Louis Nucéra, samedi 1er juin à 15h, eut lieu une rencontre passionnante avec Madame Eléna Palumbo Mosca, qui fut l’une des « collaboratrices » d’Yves Klein pour ses « Anthropométries ». L’idée était qu’elle vienne raconter son expérience en la matière, ce qui fut un témoignage exceptionnel. Sous le titre « La Femme dans les Anthropométries d’Yves Klein : Sujet ou Objet ? », nous avions annoncé ainsi la séance :
Certains, écrivant l’Histoire de l’Art, ont utilisé le terme de « pinceaux vivants » pour désigner ces dames aux corps parfaits qui, s’étant trempées dans le IKB ( la pâte de pigment bleu utilisée par Yves Klein), improvisaient l’impression de leur anatomie sur des toiles blanches déployées au mur ou sur le sol. Leur danse se révèle après-coup remarquable, puisque les œuvres auxquelles elles ont prêté leur talent se trouvent aujourd’hui dans les Musées les plus importants, et d’une valeur marchande inestimable, puisqu’il s’agit de l’Œuvre d’Yves Klein. Elles ont donc su anticiper sur la beauté de la trace. Elles ont comme joué avec un Présent qui allait faire advenir l’Avenir.
Eléna Palumbo-Mosca, avec raison, récuse tous les termes qui peuvent « objectiver » le corps des femmes invités dans les « Anthropométries », en faire des objets inertes, de purs objets, alors qu’ils ont, au premier chef, participé à la Création.
Si l’interrogation sur un « Nouveau rôle et nouveau sens du rapport artiste-modèle au XX°siècle » peut être rapidement posée et illustrée, la question centrale de ce qui est en jeu dans les « Anthropométries » est beaucoup, dit Eléna elle-même « la question de l’identité même de l’objet-sujet, du sens de l’empreinte comme trace de l’intimité, de la peau humaine et universelle de cet objet transfiguré en sujet. De la valeur de la peau, etc. »
Yves Klein, au premier chef, fut l’un de ces jeunes gens des Alpes-Maritimes qui, dès la fin des années 40 lança un nouveau rapport à l’art, et l’art dans un nouveau rapport à ce que l’on appelle le réel, terme énigmatique qui ne fait que recouvrir l’énigme de ce qui échappe. A Nice, deux séminaires de psychanalyse ont eu à cœur de lier la psychanalyse à l’art et réciproquement, les Etudes et Recherches Freudiennes d’abord, début des années 1990, qui invitèrent régulièrement Jean Mas à venir clore chaque « saison » - et l’une des interventions de Jean Mas, intitulée « Objectif zéro », du 30 Mai 1995, sera citée ici, texte et vidéo -, et aujourd’hui, presque systématiquement, l’AEFL. Pour l’édition du séminaire ALIAM AEFL 2012-2013 (« Comment s’habituer au réel ?), qui va regrouper les interventions de l’année, toutes plus passionnantes les unes que les autres (voir le Site Internet), j’ai pu écrire, entre autres :
Le « symbolique muet », comment l’art le fait-il parler ?
Le symbolique muet (« Tant que la reconnaissance symboli¬que ne s’est pas établie, par définition, l’ordre symbolique est muet », dit Lacan), comment l’art le fait-il parler ? y compris, justement, pour faire résonner le mutisme assourdissant du réel. Cela, c’est la modernité. Réel comme ce qui échappe, et que l’art vient tenter de cerner. Mais, sans que ce soit dit, depuis toujours l’art s’est effectué comme le discours qui vient s’approcher de l’inaccessible, sans y atteindre, et pour cause. On trouve déjà cela dans la première pierre tombale, qui parle de la mort, mais qui dis « vis », comme le fit le buste d’Apollon décapité de Rodin auprès de Rilke, modifiant sa dépression. Parce que l’art, cette symbolisation de l’indicible remonte aux tombes, des Cyclades par exemple. Comment dire ce qui manque, dans la mort, par une inscription. Ce qui manque d’abord aux mots. Une forme et une inscription. Si l’idée inventée par Platon est la découpe de l’objet dans la lumière, la première idée des humains – du parlêtre – fut donc de découper l’image de quelque chose, d’une chose – Lacan dira plus tard Lachose, après que Kant ait parlé de das ding… mais il est dit que la fille de Dibutade inventa le dessin en cernant sur un mur l’ombre de son amant qui partait en voyage. Ce contour fut destiné à retenir quelque chose. C’est l’Histoire naturelle de Pline, qui relate les origines de la peinture et de la sculpture. Afin de conserver une image de son amant, la fille de Dibutade trace son profil sur un mur. Dibutade, qui était potier dans la ville grecque de Sicyone, place de l’argile sur ce contour et le transforme en un portrait en bas-relief. Mythe des origines.
Dans la modernité, Duchamp prit le réel avec ironie, destituant l’art d’une quelconque capacité à pourvoir à la faille, et, en instituant le ready-made, déclara en quelque sorte : « c’est ça, c’est tout, débrouillez-vous avec ça ». « Ça » comme disait Freud, « lachose » comme disait Lacan, des mots qui sont de la plus grande neutralité possible pour dire que c’est impossible à dire. L’époque moderne, déjà avec les Impressionnistes qui vinrent peindre les interstices entre les choses, puis avec Kandinsky qui vint décoiffer le sens, et Mondrian, et les cubistes, qui vinrent rendre l’objet à son énigme, et Dada, et Schwitters, et le Surréalisme, et Hains, l’époque moderne et ses révolutions nous mena tranquillement vers ce que Pierre Restany institua, rue Campagne Première, en 1961, chez Yves Klein, sous le nom de « Nouveau Réalisme ». En passant par quoi ?
En passant par la mort, celle que la guerre de 14 avait rendue inoubliable, traumatique, et dont Picasso fit un coup de poing dans « Guernica », puis en 1945, l’année d’Hiroshima et de Nagasaki, dans « Le charnier ». La même année Denise René exposa la jeune peinture abstraite, Dewasne, Deyrolle, Schneider, Hartung, ainsi que Marie Raymond, la mère d’Yves Klein, et en janvier 1946, ce furent les premières manifestations lettristes, et le premier Salon des Réalités Nouvelles, pour une reconnaissance de l’art abstrait, et Raymond Hains publia ses premières photographies abstraites, dont « L’écorché de Michel-Ange et les cheveux d’un balai O’Cédar », à partir d’un certain regard, d’une certaine rencontre… Avec le réel ? Le 8 juin 1944, deux jours après le débarquement, le jeune Raymond avait vu, dans une vitrine, sous le titre de « Photographie française 1839-1936 », une accumulation d’objectifs d’Emmanuel Sougez, et au cœur de chacun d’eux brillait un œil.
Le choc de la lettre et du néant
Hains se met donc à photographier les effets de la guerre, effets abstraits, et peu après il tombe sur une photo de Sougez réalisée à la lumière noire, représentant des petits objets manipulés par une main féminine. Il va à Paris rencontrer Sougez, est embauché à France-Illustration comme directeur du Service Photo, et réalise ses premiers photogrammes, solarisations, surimpressions, assemblages, déformations. Et tombe en arrêt devant du verre cannelé, d’où il tire l’hypnagogoscope, (hypnagogique = qui précède immédiatement le sommeil). Dali pense qu’Hains le parodie, lui qui a recherché dans la « paranoïa critique » les mêmes visions d’inquiétante étrangeté, remontées des profondeurs. Devant une déformation de la Chimère d’Arezzo il constate : « En utilisant les verres cannelés, j’ai eu le choc de la lettre et du néant, du passage du lisible à l’illisible.
Vertige visuel
Hélène Kelmachter écrit : « Ce vertige visuel face aux déformations de mots rejoint le plaisir éprouvé par Raymond Hains lorsqu’il assiste aux premières lectures lettristes par Isidore Isou, François Dufresne et Daniel Pomerand. En 1947, c’est la rencontre avec Villeglé, Arman et Klein. Dès 1947, à Saint-Malo, Hains a collecté des objets trouvés, fils de fers, débris de vieux murs, débris de guerre qui vont avec le rêve d’une génération d’artistes de relier l’art au monde politique, social, à la réalité de la vie quotidienne. Hains et Villeglé s’intéressent aux affiches, prennent un détail (Plagiapic) d’un tableau de Picasso, le mot « détournement » arrive en 1953 avec Guy Debord et Gil J. Wolman, Debord appellera Hains « Raymond l’abstrait ».
Tout devient objet d’art, objet de l’art, sans hiérarchie, le langage lui-même comme objet, mais suspecté de faillir, c’est l’ère du soupçon, celle de Natalhie Sarraute, la Grammatologie reprend l’essai sur l’origine des langues de Rousseau, pour demander : pourquoi parle-t-on ? Tout est suspecté de ne plus remplir son rôle. Les deux guerres, et la Shoah, et Hiroshima, ont mis le ver dans le fruit. L’œil terrible de la mort squatte toute image « Chaque fois que je vois des chantiers, je pense aux ruines de Saint-Malo en 1944 », dira Hains.
En 1948, dans le numéro de « Plaisir de France » de mars 48, on trouve des bijoux tremblés de Raymond Hains, et en 1949, lui et Villeglé décollent des affiches de concert, les recomposent en un « Alch Alma Manetro ». La même année, Ben s’installe à Nice, écrivant sur un tract : « Je l’ai fait en 1949 ».
En 1952, dans « Photo Almanach Prisma n°5 », Hains écrit un article intitulé « Quand la photographie devient l’objet » : « Après le dépaysement surréaliste, la photo devient abstraite, elle fait abstraction du sujet, est d’ordre purement graphique, au lieu de transcrire les aspects d’une réalité extérieure, elle se présente en tant qu’objet, c’est une réalité ».
En 1953, Hains et Villeglé introduisent le verre cannelé dans la poésie, c’est « Hépérile éclaté », de Camille Bryen, ils disent : « Nous n’avons pas découvert les ultra-lettres, nous nous découvrons plutôt en elles »
En 1959, « Hépérile nidi Nenoine… » est déformé par Hains et Villeglé. La déconstruction du langage laissera place à la déconstruction des formes. L’incompréhensible devient illisible.
Michel Tapié fait connaître le Groupe Gutai (d’abord Groupe Zéro), Gutai, Gutieki = concret, incarnation
(A suivre)