La région niçoise a favorisé une éclosion de mouvements artistiques dit « contemporains » dans les années 60 jusqu’à la fin de la décennie 80. Des artistes de sensibilités très différentes se sont regroupés autour d’un vocable, celui de « l’Ecole de Nice ». Certains de tendances conceptuelles - avec Bernar Venet ou P. A. Gette jusqu’au théoriciens du groupe Supports-surfaces.
- Nice, Années soixante, le Quai des Etats-Unis
Le point de cristallisation : Fluxus, ce mouvement international depuis 1963, permit le ralliement de Ben à un certain nombre de happenings et d’événements. Ce dernier avec son originalité propre, son charisme, son l’Agit-prop -on dirait le buzz aujourd’hui !- regroupa ou fit émergé nombre d’artistes sur Nice. Tous de fortes personnalités qui ont contribué à :
« produire des formes, un vocabulaire, une syntaxe introductifs à une évolution de l’art que l’histoire avalise »
Jacques Lepage, Guid’arts 95, Z’Editions
- Ben, Pas d’art sans vérité, graffitis et écritures murales 1990-1960, Z’Editions, Nice, 1990 (broché couverture rempliée, 24 x 21 cm, 82 pages très illustrées)
Ainsi le travail d’oblitération de Sosno commence par l’occultation de certaines parties de photos de guerre et s’étend à la sculpture monumentale en opposant vides et masses, tandis que celui de Malaval, disparu trop tôt, dénonce la prolifération de "l’aliment blanc". Venet conceptualise les formes et Fahri manipule les matières plastiques en composant des sculptures colorées très minimalistes. Ajoutons les tissages d’Alocco, les performances multiples de Serge III (Oldenbourg) et de Jean Mas, ou encore Filiou et son « Principe d’équivalence ». Etc..
« La performance parce qu’elle engage plus physiquement l’artiste par sa présence, son discours et son caractère unique, devient une oeuvre en soi, par là-même authentique. Une perforMas c’est une performance de Jean MAS, une signature. L’intitulé comporte mon nom, il est l’expression immédiate incarnée de ce que je présente. Une contraction qui individualise ce que je fais, je dis, je propose. Mes performas posent un cadre artistique auto-référenciel qui les légitime comme oeuvre d’art me produisant et engendrant de l’intérêt pour le spectateur, disons que c’est le tableau (moi) qui crée le regardeur.
Une perforMas : pour dire l’inattention portée au spectacle du monde, pour dire que le style c’est l’homme, mais dans le cadran solaire, c’est son ombre qui nous donne l’heure, l’homme comme le rêve d’une ombre.
Etre un peu à côté, décalé, c’est manier la subversion que nous permet le langage, offrir le plaisir de se perdre dans une pensée qui place, un instant, votre existence dans le lieu de la performance. Le mot n’est-il pas le prolongement du corps ? Il nous touche, nous marque. Certaines de mes interventions peuvent se limiter à susciter une écoute. (. . . ) Mes expositions sont souvent l’occasion d’une performas (. . . )
Faites ! Le sens s’imposera dans l’après-coup. C’est le sens de l’amour. (. . . )
L’artiste ne fait qu’exprimer sa relation au monde, au chaos, chaos qu’il organise à sa façon (. . . ).
L’artiste peut servir à voir ce qui n’est pas, c’est-à-dire à être le révélateur de la mise à mot (. . . ) »
Jean MAS – Extraits de Performas – Alain AMIEL Editeur, 2009
Avec encore le Groupe 70 (voir chronique 2) et le rapatriement des Nouveaux Réalistes niçois –Arman, Klein, Raysse, puis César, ce marseillais « naturalisé » niçois- récupérés comme « précurseurs » vu leur notoriété, l’Ecole de Nice semble avoir recentré les pôles de création longtemps confinés à l’Ecole de Paris.
Bien sûr tout ne fut pas cent pour cent niçois ! Nombre d’artistes sont venus d’ailleurs pour travailler à Nice. Il reste que cette ville et son Comté ont constitué un bouillon de culture sans pareil pour l’émergence d’une créativité exceptionnelle.
La remise en question de l’œuvre d’art
A travers ces diverses tentatives, ces différents artistes « décident » la remise en question de l’œuvre d’art, en dénonçant le message qu’il est censé véhiculer. Directement lié au matérialisme dialectique –alors à la mode-, sous l’influence de Hantai, de l’Abstraction Analytique et des écrits de Marcellin Pleynet, une tendance a tenté de théoriser ce champ de créativité : le mouvement Supports-Surfaces,
Viallat, un de ses chantres fondateurs, s’installe à Nice en 1964 comme jeune professeur à l’Ecole des Arts décoratifs. Il y retrouva Pagès, venu de Cahors. Toni Grand, un ami d’enfance de Viallat, Saytour et Valensi y travaillèrent aussi, tout comme Louis Cane, ancien assistant de Martial Raysse.
Le critique niçois Jacques Lepage (voir Chronique 13) contribua pour beaucoup à l’élaboration des théories du groupe.
- Jacques Lepage, commentant une toile de Viallat aux Rencontres de Coaraze, Juillet 1969 (Photo Bernard Pagès)
Leur démarche consiste à mettre en évidence la matérialité physique du support et de la surface au détriment des autres systèmes reliés à la « problématique » de la représentation. La surface est niée comme « espace illusionniste » et comme « fenêtre ouverte » sur le monde dans l’esprit de la Renaissance. Pour eux, aucune projection sentimentale et subjective ne doit intervenir dans la lecture d’une composition abstraite ou figurative : ni le rapport des formes ou des couleurs, ni le sens ne doivent inciter une réflexion méditative ou intellectuelle de la part du spectateur ; car la surface se présente avant tout comme un rapport neutre de deux dimensions.
Nié en tant que "repère" de l’œuvre, le support qui n’était jamais "montré" devient sujet d’expérimentation pour sa texture (lin, coton), sa matérialité (châssis) afin de donner à voir ce qui compose le signifiant du tableau, c’est-à-dire ses constituants physiques.
« Si cette période m’a vivement intéressé, c’est qu’elle est, chez ces artistes, liée à un questionnement généralisé (plus technique qu’intellectuel) symptomatiquement fixe sur le support et la surface : mise en question de la toile tendue sur le châssis ; etc... On a donc là une génération qui se trouve dans une situation historique où elle ne peut plus réellement faire confiance à ce dont elle a hérité et jusqu’aux matériaux dont elle a hérité. »
Marcelin Pleynet, Propos recueillis par Camille Saint-Jacques, le 20 décembre 2002
Les artistes du groupe, à l’aide de pratiques souvent artisanales, mettent alors à nu le support et la surface pour en révéler la substance. Le désir de réaliser un constat se substitue à celui de créer… une œuvre d’art.
Avec Viallat, la toile montre sa composition matérielle par des procédés de diffusion et d’imprégnation de la couleur que l’artiste applique par capillarité. Afin de mettre en évidence le lin ou le coton, la trame qui structure la surface est agrandie et prend la forme d’un haricot écrasé répété modulairement en jouant sur des oppositions chromatiques. L’envers acquiert autant d’importance que l’endroit dans l’installation de la toile ; le châssis est aboli et flotte dans l’espace, gérée uniquement par sa matérialité. Pour mettre à jour l’origine de ses supports, l’artiste n’occulte pas les éléments (attache, œillets) de ses bâches ou tentes de camping qui nous dévoilent ainsi leur provenance.
« Dezeuze peignait des châssis sans toile, moi je peignais des toiles sans châssis et Saytour l’image du châssis sur la toile. »
Claude Viallat
Chez Dolla, la texture de la toile est révélée par des procédés de marquage qui mettent à jour ses éléments constitutifs. Formes, couleurs et graphismes deviennent uniquement les éléments de base d’un vocabulaire plastique qui n’opèrent que sous la forme d’un alphabet dénué de toute connotation esthétique.
Ce n’est plus le châssis mais la toile que Dezeuze met à nu en créant des environnements régis par des lamelles de bois agrafées : ces grilles ainsi réalisées deviennent sculptures posées au sol ou objets installés au mur dans un but d’intégration au réel.
« Lorsque Dezeuze pose contre le mur un châssis sans toile et le présente comme une œuvre, évidemment, historiquement ça peut tout à fait se relier à Duchamp, au ready-made ou à quelque chose comme ça. Mais, à mon avis, le geste de ces hommes, à l’époque, procède davantage d’un sentiment d’insécurité sur leur héritage que d’un mouvement de provocation gratuit. Michel Foucault, à travers la psychiatrie et la folie, Jacques Lacan en revenant sur un héritage freudien qui lui semble inadéquat à la vérité du freudisme, Roland Barthes qui exhume les formes de réalisation sociale de la littérature à travers les Mythologies, tous ces intellectuels, chacun dans le champ qui lui est propre, élaborent un questionnement sur ce que leur héritage culturel a de douteux. »
Marcelin Pleynet, Propos recueillis par Camille Saint-Jacques, le 20 décembre 2002
La matérialité de la toile est encore exaltée chez Rouan par des manipulations proches du travail artisanal : le découpage, le tissage et le tressage de la toile lui permettent de restituer une mosaïque de carreaux que magnifie la couleur irisée et répandue par imprégnation sous la forme d’images aléatoires.
Enfin, les étendues colorées animées de bandes verticales de Bioules, les monochromes à peine modulés de Pincemin et les opérations formelles axées sur le pliage, le découpage ou le recouvrement de Cane, Saytour et Valensi, contribuent à libérer la toile de ses entraves ancestrales, comme Pagès libère la pierre de sa structure traditionnelle.
« L’objet de la peinture, c’est la peinture elle-même et les tableaux exposés ne se rapportent qu’à eux-mêmes. Ils ne font point appel à un "ailleurs" (la personnalité de l’artiste, sa biographie, l’histoire de l’art, par exemple). Ils n’offrent point d’échappatoire, car la surface, par les ruptures de formes et de couleurs qui y sont opérées, interdit les projections mentales ou les divagations oniriques du spectateur. La peinture est un fait en soi et c’est sur son terrain que l’on doit poser les problèmes.
Il ne s’agit ni d’un retour aux sources, ni de la recherche d’une pureté originelle, mais de la simple mise à nu des éléments picturaux qui constituent le fait pictural. D’où la neutralité des oeuvres présentées, leur absence de lyrisme et de profondeur expressive. »
Louis Cane, Daniel Dezeuze, Patrick Saytour et Claude Viallat,
La peinture en question, musée du Havre, juin 1969
- Bernard Pagès, La plaque d’égout, 1969 ; Centre G. Pompidou
Ce groupe fut très éphémère ; tout comme les Nouveaux Réalistes, les dissensions, les différences d’engagement politique, les luttes d’égos conduisirent rapidement à sa dissolution, chacun fit sa route indépendamment. Supports-Surfaces n’en demeure pas moins un repère significatif de l’Art contemporain, au point d’éclipser pour certains critiques et curators actuels toute l’Ecole de Nice !
Ainsi va l’entourage de l’Art... Pourtant sans les « textes » -notamment ceux de Jacques Lepage- et le contexte niçois, cette créativité Supports-Surfaces n’eût jamais émergé.
(suite à la prochaine chronique)
Les chroniques précédentes
Chronique 1
Chronique 2
Chronique 3
Chronique 4
Chronique 5
Chronique 6
Chronique 7
Chronique 8
Chronique 9
Chronique 10
Chronique 11
Chronique 12
Chronique 13
Chronique 14
Chronique 15
Chronique 16
Chronique 17
Chronique 18
Chronique 19
Chronique 20
Chronique 21
Chronique 22
Chronique 23
Chronique 24
Chronique 25