JANI et André Verdet
Le centenaire de naissance d’André Verdet tombe très bien pour parler de l’amitié Jani/André Verdet, avec complicité artistique puisque, en dehors du fait que lui ait beaucoup écrit sur son travail à elle, André demanda à Jani d’illustrer son texte « Fête de nuit au jardin », pour les éditions de « L’Ormaie » en 1998. Le talent d’André pour les contes est connu, et les amis de Jani savent combien de dessins féériques elle peut envoyer comme cartes improvisées pour célébrations inattendues… La double dédicace du livre par Jani et André Verdet restant un moment béni, talisman contre la tristesse…
Mais donc, comme André Verdet, Jani a tous les talents. Ses images pour « Fête de nuit au jardin » iraient magnifiquement avec une « Alice au pays des merveilles », il y a quelque chose de merveilleux dans sa vision du monde, et d’insolite. Et son livre sur André est là, maintenant que lui n’est plus, comme une rencontre prémonitoire… attendue, inévitable, mais prémonitoire : un jour cela aura été… Ils étaient tous deux vivants à l’époque, et Jani a jeté sur la table du Moine (tous deux ont un peu de cette dimension), une poignée d’étoiles en guise de Vanité. C’est beau.
L’hiver avance à petits ciels
Et voici donc l’introduction de « André Verdet, l’homme à la crinière d’étoiles », de Jani :
Cher André, l’hiver avance à petits ciels et je voulais termi¬ner ce livre avant le retour des hirondelles. Si j’ai choisi un style narratif, c’est pour mieux faire comprendre aux lecteurs l’importan¬ce de certains détails ayant trait à ta pensée, à ton personnage, à ton œuvre. Les événements, les sensations, les émotions et analyses, m’ont en effet permis d’ouvrir la porte secrète conduisant à te mieux connaître. Loin des fracas galactiques, nous sommes pour¬tant comme les étoiles qui meurent et naissent sans fin, battant de la lumière parfois, lorsque les choses d’ici bas vont mal et que notre sensation de solitude nous retient dans des contrées inhospitalières. D’ailleurs, avec toi, tout aurait pu être écrit au présent, car tu as l’art de découvrir « hier », comme s’il était « aujourd’hui », c’est à dire neuf, sans chaînes traînantes et sonnaillantes. En cette fin d’après-¬midi, les nuées sont roses par dessus les collines bleues. C’est un paysage qui procure une émotion ineffable, comme celle que l’on ressent en regardant tes paysages « Sortilèges de Provence ».
C’est par un matin azur d’hiver 1971 que j’ai croisé, sur les remparts de Saint Paul-de-Vence, le peintre poète André Verdet. J’habitais depuis peu le village. Tous les étés, des terres roses m’étaient à venir et mon espérance semblait illimitée. A Paris, d’où je venais, j’avais beaucoup entendu parler de ce personnage hors du commun très admiré autant que redouté pour ses critiques acerbes. Aux dires de certains, « on » lui plaisait ou pas. C’était, paraît il, irrémédiable...
Le hasard fut donc, ce jour-là, un allié inattendu, et ce premier contact me surprit tout en me rassurant. D’une voix forte et claire, il dit en contemplant, en bas, les orangers de la Place inondés de soleil en gouttelettes d’or : « C’est magnifique n’est ce pas ?... Il faudra que l’on se voie un jour... Vous êtes peintre, je crois... Allez Shérif, on y va ... ».
Le chien teckel avait du mal à le suivre tant il marchait vite. Il n’était pas l’homme que j’avais imaginé auparavant, car naturel, bien dans sa peau, dans son village, dans cette ambiance tellurique secrète. Il me parut être le maître incontestable de ces lieux célèbres.
Les yeux dorés, à la fois malicieux, scrutateurs et rêveurs, les cheveux blancs, frisés et drus, lui donnaient une apparence mythique chargée de réminiscences.
Peu de temps après cette rencontre fortuite, à l’occasion d’un vernissage, nous prîmes rendez vous pour une visite d’atelier. J’étais bien entendu fort troublée à l’idée de lui présenter mon travail. Je crois me souvenir que ce rendez vous fut reporté plusieurs fois, en raison de ses multiples et impératives occupations de peintre et d’écrivain.
Quoiqu’il en soit, j’avais le sentiment, dans cette attente tracassante, que mon avenir de peintre se jouait.
Pour André Verdet, découvrir l’œuvre d’un artiste, c’est aller à la conquête d’une nouvelle géographie. Il est, à ce moment-là, tout entier attentif, ramassé en lui même, pénétré d’une indéfinissable ardeur. Il lance de temps à autre, dans l’espace silencieux, des morceaux de phrases, des adjectifs percutants dont il a le secret, le vertige. Sans hésitation, il va directement à la source d’inspiration. Puis il hausse la voix, comme habité par la pensée de l’autre, dans une sorte de transe médiumnique. Ses mots accompagnent le travail et soutiennent l’argument, cheminent à travers civilisations, croyances et démesures. Sa profonde culture, assimilée par tous ses sens, alliée à une pensée rapide autant que féconde, fait de lui un incroyable révélateur.
Pour un jeune artiste, son aide est précieuse, positive et glorifiante. Je lui dois d’avoir, à cette époque, su mettre mes peintures dans l’engrenage, à savoir une exposition au Musée de Saint Paul avec une merveilleuse et longue préface.
Qu’ils soient célèbres ou non, les artistes contemporains recher¬chent souvent l’appui de Verdet pour créditer ou honorer leurs tra¬vaux. C’est un fait indéniable malgré les variations temporelles de la gratitude, des humeurs et des convoitises.
Ce personnage de légende fut donc un clin d’œil du destin dans ma carrière de peintre.
Assez accueillant, relativement disponible, mais toujours réservé malgré les apparences, cet homme m’intriguait par sa curiosité illimitée pour l’astronomie, son amour passionné de la nature, sa connaissance pertinente des montagnes, collines, pics et à pics de l’arrière-pays. Il me parut évident que pour le mieux connaître, il me fallait découvrir son œuvre. Reconnaissance ? Curiosité ? Elan du cœur ? à ce moment-là, je n’aurais su le dire ? Je lui exprimai donc le désir de venir à son atelier. Il reculait sans cesse les rendez vous, encore une fois, parce que très occupé. Son activité était intense, voire même fascinante. Il allait et venait, livres et documents sous le bras, traversait la Grand’Place, s’engouffrait à la Colombe d’Or ou bien partait, arrivait dans sa belle voiture sport, descendait à son atelier par le petit chemin sous le rempart ouest. Enfin le jour vint où il m’invita à descendre au Clos de Tantine. C’était déjà le printemps. Totalement à l’abri des rumeurs et des mouvements de foule, secret, teinté d’une poétique fraîcheur citronnée, touffu d’arbres fruitiers et d’herbes à senteurs, ce lieu me fit une impression si forte qu’aujourd’hui encore j’en garde la mémoire éblouie. Il y a des endroits magiques où l’on se sent naître. Le Clos de Tantine en est un.
André Verdet, en ouvrant le lourd portail de bois, m’accueillit simplement, comme si nous étions des amis de toujours. Pourtant il était différent, empreint d’une gravité inhabituelle. Quelle en était la raison ? Je compris très vite, dans les instants qui suivirent, le pourquoi de cette attitude intimidante.
Il allait, une fois encore, dévoiler à « l’autre » ce travail de mémoires douloureuses, intimes, sourdes.
Il sortit avec précaution des dessins et des gouaches enfermés dans de grands cartons. J’étais bouleversée. Il faisait silence autour de nous. Il y a des moments où le manque d’élocution provoque vaguement une sorte de sentiment de culpabilité.
Découvertes des Visages Sacrifiés, découverte de l’horreur vécue par « l’autre », découverte d’un extraordinaire élan de fraternité. Visages Sacrifiés dont les yeux à jamais nous interrogent, nous informent, au delà de la pitié ou de la compassion que nous pouvons éprouver momentanément.
Ces Visages remettent en cause, fondamentalement, notre rôle, notre chance possibilité, sur cette planète bleue et verte qui, de loin, là bas dans les ailleurs noirs, semble si belle et si paisible. Ils dérangent, gênent notre plus ou moins moelleux programme. Ils taraudent notre conscience, ébranlent notre certitude quant à l’équité des droits de vie pour chacun.
Silencieux, pétrifié par l’horreur, le cri qui voulait sortir s’est arrêté dans les bouches muettes. Cri enfoncé sourdement dans la matière non définie, dans la petite éternité de la Terre, dans le grand chagrin des océans.
Ces œuvres ont jailli du souvenir obsessionnel en 1962. Elles sont sorties de tes entrailles, cher André Verdet, de ta déchirure béante à jamais, pour témoigner, elles aussi, pour prendre rang dans la funeste collection des Erreurs et Hontes des hommes. Enfantement ter¬rible, long, si long...
Mon ami André, à ce moment-là, je t’ai aimé de cet amour sans limite qui devrait nous unir tous pour une autre destinée, une autre façon d’appréhender notre vie planétaire.
Depuis que j’avais, il y a longtemps, contemplé le visage de « notre Seigneur l’écorché » (statuette mexicaine de la civilisation Teotihuacan), je n’avais ressenti semblable lourdeur au cœur. J’étais tellement perturbée que j’en ressentis comme une soudaine paralysie physiologique. (Jani, « André Verdet, Le lion à la crinière d’étoiles », extrait)
En ce temps-là….
Voilà : un moment de mémoire, Jani et André, dans l’atelier, devant des œuvres maintenant célèbres, objets d’expositions, objets muséaux… mais, là, dans l’odeur « citronnée », un moment de découverte. Entre hier, aujourd’hui et demain : l’art…ce mystère…