JANI
Pour Art Côte d’Azur, j’avais commencé à sonder les archives de mon parcours de galeriste entre Vence et Saint-Paul (1960-2000 et au-delà), et une exposition à la Bibliothèque Louis Nucéra (Nice) les a récemment réunies pour quelques mois. Cette exposition terminée, je continue à inventorier films, catalogues, livres, articles, ce qui fait surgir un regard d’après-coup très intéressant sur la création des cinquante dernières années du XXe siècle telle que j’y ai participé. Et même si, heureusement, la majorité des artistes que j’ai présentés sont encore en train de poursuivre leur œuvre, ils étaient en pleine recherche à l’époque, et ont même pu, à travers des témoignages filmés, en dire quelque chose. Ainsi, chez Jani chez elle à Saint-Jeannet, en décembre 1991. Son interview ravive des moments sensibles, sur le plan artistique, sur le plan amical.
Jani, je l’ai exposée pour la première fois à Saint-Paul, cela s’appelait « Les artistes de la Galerie », en 1975 (20 Décembre-15 Janvier), en compagnie d’Alocco, Arman, Bauzil, Belleudy, Chubac, Eppelé, Gilli, Magne, Malaval, Néron, Pons, Seund Ja Rhee, Tanneau, Verdet… en 1977 une invitation dit qu’elle était en permanence dans ma galerie, en 1992 (11 juillet-11 août) ce dut elle toute seule avec ses « Tampura », en 1993 (3 au 7 juin), elle participa à une Foire d’Art Jonction (Cannes) dans mon stand avec Chubac, Decq, Garibbo, Pinoncelli, et, encore en 1993 (11 juin-20 juillet), avec Béothy, Brondello, Cahn, Edmée, Garibbo, Kaiser, Nemours, Nivèse, Peauït, ce fut « Entre femmes seules », exposition pour laquelle Avida Ripolin avait écrit un texte qui résonne avec ce que Jani évoque dans son interview : le statut de l’artiste au féminin, à l’époque comme on dit, on peut toujours se demander si la question est réglée. Ce texte commence par un extrait de la nouvelle « Entre femmes seules » du « Bel été » de Pavèse :
- Il y a un autre moyen, répondis-je, travailler avec eux. En travaillant les gens se trahissent. Il est difficile de tromper quelqu’un dans le travail.
– Quel travail ? dit-elle.
Et se poursuit par :
Dans l’exposition d’Alexandre de la Salle, des aînées géniales, Béothy, Cahn, Nemours, transmettent le témoin à la génération suivante... Quelle diversité, et pourtant quelle rigueur dans chacune de ces œuvres diverses... Pour en revenir à Pavese, il était beau qu’un homme se glisse dans la peau de Clélia pour parler de la mise en marche d’une femme, de son travail, de la lutte des classes, de celle des sexes, de la liberté, de la prostitution.... Ici la Peinture est aussi une barricade, mais silencieuse et pacifique. La Révolution par l’Œuvre. Quand la femme sait se faire fusée aussi, pour transporter son ciel et sa terre... Sans la médiation des Hommes Officiels, mais avec la complicité du frère, du danseur, de l’homme effleurant, Ravin du Monde lui aussi. Créant aussi des langues. Ne prenant rien à personne, car le réservoir est sans bornes, mais déchargeant l’Autre, le Partenaire du Grand Jeu, de la charge épouvantable d’entendre pour deux, parler pour deux, qui, bien souvent le rend sourd-muet.
Pavese s’est suicidé. Et lorsque dans « Entre Femmes seules » il parle de Rosetta, c’est probablement de lui qu’il parle, de la difficulté à rencontrer l’autre. C’était magnifique qu’un homme se mette à la place des femmes, mais aujourd’hui elles s’autorisent à dire avec leurs propres mots... La Clélia de Pavese ne pouvait d’un coup dénouer ses chaînes par le travail et aimer, mais au stade suivant, la création est amour, l’art est amour, c’est le partage de la vision, des découvertes, des éblouissements. Et chacune de ces artistes, Michèle Brondello, Edmée, Alberte Garibbo, Jani, Maggy Kaiser, Nivèse, Maud Peauït, élaborant chaque jour des vocabulaires divers et spécifiques, offrent de partager avec nous des structures, matières, équilibres, tactilités, énigmes, de la plus haute séduction, car chargés d’une expérience sensible émerveillante pour peu qu’on interroge. Non pas elles-mêmes dans le discours social, mais leurs œuvres, qui chuchotent d’étranges pêches miraculeuses... (Avida Ripolin)
Marelles métaphysiques
En 1994 (26 août-4 octobre) Jani et moi organisions son exposition individuelle « Les terres de feu », en 1996 (16 août-24 septembre) ses « Mémoires vives », en 1998 (3-28 septembre) ses « Mémoires païennes », sans compter les expositions de groupe à thème, jusqu’au « Paradoxe d’Alexandre » au CIAC (Centre International d’Art Contemporain, Château de Carros), à l’invitation de Frédéric Altmann. Dans le catalogue de cette exposition, j’ai écrit :
JANI, dont le parcours est d’un voyageur infiniment curieux, est certes allergique à toute classification rigide. Il reste qu’après avoir donné vie à des « êtres », petit à petit, elle n’en a plus retenu que leurs variations formelles pour aboutir à une abstraction nourrie de sombres échos, traversée d’éclats lumineux, où, formes, couleurs, matières s’irradient sur la surface peinte. C’est un travail « construit », aux subtilités picturales d’une somptueuse beauté.
Et aussi :
... Visite d’atelier chez Jani. J’ai beau connaître son travail récent, j’ai reçu un choc, le choc de l’évidence, devant deux tableaux : sortes de gongs silencieux, devant lesquels on se fige. Elle a fait comme un bond en avant dans sa PROPRE QUALITÉ, comme si au terme d’une longue spirale, elle parvenait plus encore à la maîtrise de son code intime. Affirmation d’un « mystère », mais si puissamment, que, paradoxalement, ce mystère, comme le sphinx, elle le livre : « Mystère » donc non d’un en-deçà, non d’un au-delà, mais, ici maintenant, de ces signes-itinéraires, de cette nuit irradiée, qui appartient à celui qui s’y laisse emporter.
« Mystère » de l’Etre-là, fort et lourd de tous ses signes, mystère de cet agencement-là. Un ailleurs- pas- ailleurs, de toi, de nous, pour nous. Pure immanence d’un monde dont, sans fin, nous reculons les limites.
Tableaux qui, comme d’une marelle métaphysique, suggèrent un parcours initiatique. Mozart eût aimé ce voyage au terme duquel c’est soi-même que l’on rencontre. Notre double des horizons, cet autre de nous, en nous, et qui nous tend la main. (Alexandre de la Salle, Saint-Paul 22-1-96)
Pour une géométrie centrée
Elle-même, dans ce catalogue, a écrit :
Après avoir quitté Saint-Paul pour une autre géographie, je suis revenue au Pays vençois en 1989. Cette longue absence fut pour moi très positive car, dans les solitudes du grand Sud-ouest, les forces cosmiques prennent formes tangibles. J’y ai développé une technique et une vision plus claire de la géométrie centrée où l’aventure peut se lover naturellement. C’est alors, à mon retour, que je retrouve mon ami Alexandre de la Salle et que je fais connaissance de sa compagne France Delville, laquelle écrira, par la suite, de merveilleux textes à propos de ma peinture. La Galerie de la Salle était un haut-lieu de l’Art Contemporain, un rayonnement, un support inouï pour de jeunes artistes. Exposer là fut pour moi un privilège, une référence, un soutien considérable. Avant chaque exposition, Alexandre venait à l’atelier, avec ce regard bleu implacable, cette distance incomparable, cette sûreté de jugement qui ont fait de lui ce grand marchand d’Art qu’il est. Nul autre mieux que lui ne sait voir le petit « truc » qui cloche, la teinte, à tel endroit, pas tout à fait juste. Et puis son enthousiasme tellement porteur, irremplaçable. Petits cartons d’invitation impeccables, sobres, comme je vous regrette... Il y a toujours entre un vrai marchand et son peintre une sorte d’histoire d’amour, étrange, un peu confuse, conflictuelle parfois, puisqu’il s’agit de sécurité, de racines profondes et évolutives. Alexandre s’est toujours adapté aux changements, respectant le cheminement de l’autre, tout en étant le garde-fou contre les errances inhérentes à toute création. L’histoire « de la Salle », un livre qui se referme ? Non, le prochain est à écrire. (Jani)
Ferveur du silence
Dans le même catalogue, pour JANI Hugo Caral avait écrit ce haï-kaï :
Ferveur du silence
s’entend cordes immobiles
l’écho muet des siècles
(Hugo Caral, 11 juillet 1992)
Et Avida Ripolin :
L’avancée d’une infinie méditation, l’approfondissement des thèmes humains comme dans toutes ces traditions où ils prenaient forme de guirlandes de poésie, mélange de cultures par amour du voyage, de ses récoltes, des chants qui se répondent. Laques, lacis, graffiti ethnologiques, traces d’un pas. Un ailleurs, dans le fluide pur, dans la rivière sans rochers où vont boire les éléphants. Jardins de sable aux flots ratissés : simplement mémoire. L’humain comme marque, mais c’est le flux qui l’emporte. Danse de l’homme-signe, alphabet chorégraphique, sur des lichens vitrifiés, pâte feuilletée du Temps. Liberté atteinte au-delà de l’esthétique, c’est le corps même des choses qui est atteint, son plexus.
(Avida Ripolin)
(A suivre)