Jacques Renoir
Si Jacques Renoir a accueilli dans son atelier de la rue Fodéré cette exposition de Frédéric Altmann qui était un hommage entre autres à la rencontre André Verdet/Pierre Restany, sur le même mode des « regards croisés » nous trouvons, dans le catalogue « Jacques Renoir, Photographies, Un regard, des points de vue » d’une manifestation à la Galerie Beddington Fine Art (Bargemon, 2009), et sous le titre « Collisions et empreintes, un opéra visuel », un texte de Frédéric Altmann, qui dit : L’œuvre photographique de Jacques Renoir reflète sa vie, elle est abondante par sa diversité. C’est un voyageur impénitent qui rapporte de ses errances créatives des images prises à la dérobée. Chacune des parcelles capturées ressemble à un opéra visuel entre magie de la symphonie des couleurs et statut d’objets mis au rebut par notre société de consommation.
Ce sont des Compressions qui ne ressemblent pas à des César, des affiches qui ne ressemblent pas à des Villegié, Hains, Rotella et Dufrêne, mais des Collisions et des Empreintes qui ressemblent à Jacques Renoir ! Son travail me plaît car il est le fait d’un homme qui n’est pas un industriel de l’art... (Frédéric Altmann. Chroniqueur d’art. Photographe. Ex-directeur du CIAC, Centre International d’Art Contemporain de Carros, extrait )
Empreintes et Collisions
Et c’est ainsi que Jacques Renoir est présenté dans ce catalogue : « Jacques Renoir, atavisme oblige, (arrière petit fils d’Auguste Renoir, neveu de Jean Renoir) affirme très tôt sa passion pour l’image et la photographie.
Diplômé de l’école nationale de la photographie et du cinéma Louis Lumière, il est l’assistant des plus réputés directeurs photo et metteurs en scène (Vadim, Claude Sautet, Granier-Deferre, Lewis Gilbert, John Frankenheimer…) mais sa curiosité à découvrir le monde l’entraîne pendant sept ans dans le sillage de la Calypso de Cousteau, il filmera et réalisera les épisodes de la fameuse série TV.
Puis il enchaînera sur de grands reportages : Bangladesh, Corée du Nord, Liban... pour la TV. De retour en France, il renouera avec le cinéma et les fictions TV, par exemple la série des Navarro... Il est l’auteur d’une biographie romancée sur Renoir et ses proches : « Le tableau amoureux », chez Fayard, en projet d’adaptation cinématographique.
Sa passion reste, de tout temps, la photographie. Les clichés saisis au cours de ses périples renaissent par la magie du numérique. Il expérimente, et ses photographies sur le thème des affiches lacérées, EMPREINTES, capturées dans le métro parisien, tendent à une expression plasti¬que proche de la peinture. COLLISIONS, photographies saisies chez les ferrailleurs en France et USA, redonnent vie à la matière mise au rebut ».
Tableau amoureux
Depuis, l’adaptation du « Tableau amoureux » a été réalisée, et Jacques Renoir se dit « satisfait et heureux » que « Renoir » le film de Jacques Bourdos, puisse représenter la France l’année prochaine aux Oscars. Ce film bat des records de recettes aux Etats-Unis, en France il a fait plus de 500 000 entrées. « Si le film n’a pas été tourné à Cagnes, mais dans le Var, et je le regrette, il met en avant les Collettes, la dernière demeure de Renoir. Je pense que cela va faire parler de notre nouveau musée des Collettes. C’est une bonne chose », déclare Jacques Renoir au journaliste de Nice-Matin qui l’interroge.
Photos comme orfèvreries intouchables ?
Mais qu’en est-il de son œuvre à lui, Jacques Renoir ? Si sa passion est, de tous temps, la photographie, il se pourrait que son travail autour de la « Calypso » de Cousteau ait renforcé un regard à la fois ébloui et incisif sur ce qu’on appelle la nature, y compris la nature urbaine de ces Nouveaux Réalistes qui ont écrit dans les Alpes-Maritimes une nouvelle page de l’Art, et qu’il a fréquentés. Un dépassement de l’histoire familiale semble s’être joué avec succès dans le « regard » et les « points de vue » de celui dont les photographies grand format ont la saveur de la peinture. Juste retour. Et Alain Astégiano, dans le catalogue de l’exposition « Empreintes et collisions » à l’Abbaye St Philibert de Tournus note très finement que les œuvres de Jacques Renoir font judicieusement suite aux orfèvreries de Goudji, ces réactualisations d’objets sacrés.
Cette fois, une mise en scène très esthétique – les assemblages de Jacques Renoir ont tout du bijou », une mise en scène esthétique sublime le chaos, soit naturel – strates, amas, écailles, coulures de la terre, de l’eau, dégradation des piments - soit civilisationnel, ce désordre imposé par les humains, jusqu’au déchet.
Frédéric Altmann a eu raison d’écrire que si l’on pensait à César, Arman, Villeglé, Hains, Dufrêne, Jacques Renoir en était malgré tout très éloigné, et je dirais que la différence vient du « cadrage », résolument spécifique. Ce qui n’est pas surprenant de la part d’un homme de cinéma.
Pourquoi quelque chose plutôt que rien ?
Mais de quel cadrage s’agit-il ? Et qu’est-ce que le cadrage, analogie cinématographique de la « fenêtre de la Renaissance » en peinture ? Le cadrage est ce que choisit de voir l’œil humain. Est-ce contrôlé, conscient ? Sûrement pas. L’œil cadre ce que le cerveau désigne et cerne. Ce qu’il détache du reste – c’est pour cela qu’est très subtile la « Petite ontologie du reste » de Claude Montserrat, philosophe -, l’idée étant pour les Grecs la découpe de l’objet dans la lumière, mais eidos veut dire aussi miroir, et idole vient de là, c’est l’utilisation qu’en fait Paul Valéry dans le Cimetière marin, la mer comme trouée de « mille et mille idoles du soleil ».
L’idée comme étant un certain lien de l’œil au monde. De l’humain au monde. L’humain en tant qu’unique. C’est ce monde-là et pas un autre, commencé d’être désiré dès les premières heures de la vie. Folie que cette hypothèse ? Se référer à Proust. Et à sa propre expérience. La discrimination première, le premier tri, nous font. Notre cadrage, c’est nous. Et le photographe, le cinéaste, à chaque fois mettent en scène cette opération fondamentale chez l’être humain. La photographie comme idée de ce que se fait un photographe du monde. Et comme en rêve. « …le temps scintille et le songe est savoir… » Et la photographie n’est-elle pas du temps qui scintille, capture de photons pour désigner un moment de l’infini ?
Et que nous dit le cadrage de Jacques Renoir ? Il nous parle, pour qu’advienne de la présence, de cette nécessaire distance/proximité, un certain point, comme on dit « faire le point », où l’objet est à la frontière du reconnaissable et de l’énigme, où l’objet perd sa désignation pour ne présenter plus que sa matière, sa couleur, sa forme – sa force au sens de sa puissance -, son lacis, son irisation… à l’œil du premier homme. A l’œil redevenu vierge. Et alors tout est bijou, tout est sacré au sens où Madame Monserrat cite Leibniz : « pourquoi quelque chose plutôt que rien ? »
Par le cadrage le monde s’impose, il est là, dit, mais sa cause se perd dans le big bang. Alors qu’en faire ? En échappant au plan large, en devenant fragment, l’affiche par exemple devient inédite lorsqu’on en isole une petite surface : c’est la peinture alors qui saute aux yeux, et, au-delà de la peinture - ou de tout autre support - la confection, la poésie, comment c’est fait. Mais pas par l’artiste, car tout artiste sait que ce qu’il a produit n’a fait que passer par lui pour le dépasser. Quand il fait œuvre, c’est que cela le dépasse.
Et là, oui, dans les photos de Jacques Renoir, se glisse toute la beauté du monde au sens où, pour Baudelaire, comme le précise Alain Astégiano, « le beau est toujours bizarre ». Encore faut-il que le mot bizarre ne règle pas la question, qu’il renvoie bien au sans nom, à ce qui, repéré d’abord par le langage, est lâché par lui, et peut ainsi retourner à l’indéterminé, à l’indécidable, à l’incomplétude, etc. selon des mathématiques modernes dont on pourrait dire peut-être que leur ancêtre est Leibniz, cité par Claude Montserrat, qui demanda une geometria in situ, c’est-à-dire une mesure ouverte, jamais close. Unique. On pourrait dire instantanée.
Claude Montserrat qui écrivit à propos de Jacques Renoir : « Pourquoi quelque chose plutôt que rien ? cette question de Leibniz conduit toute ma recherche philosophique. La Petite ontologie du reste qui s’attache à l’être le plus modeste et le plus délaissé prend place entre une ontologie de la lumière et une ontologie de la présence (Cette Lumière, Pour une métaphysique de la présence). La langue conceptuelle y opère comme une langue de la célébration ». (Claude Montserrat)
Un nouveau « sacré » qui serait celui du tohu-bohu, réservoir des possibles, et c’est un koan : « quel est ton visage avant ta naissance ? ». Une ontologie de « l’avant ». Question de l’origine. Car c’est la question de l’Un et du Multiple qui se pose à chacune des photos dont nous parlons ici. Collision peut-être (d’atomes ?), pour un nouvel objet, celui-là et pas un autre. Un nouvel « un ». L’un des possibles, fixé. C’est l’art. Proposition des possibles du monde. La création, au sens propre.
La « cérémonie d’un apparaître », dit très justement Claude Montserrat :
« Nous savons bien ajoute-t-elle, depuis les belles pages heideggériennes sur LA CHOSE ce que peut receler d’élémental un modeste objet de terre cuite, ciel, terre et eau mêlés dès lors que l’on apprend à voir. C’est ce que réalise ici le regard de l’artiste qui voit le rebut, le rejet, l’abandon d’une matière défaite et qui sait lui porter une attention épiphanique. Aucune complaisance acide ne se dégage de ces photographies d’affiches perdues, ni aucune déréliction ou dureté de celles de l’acier. Au contraire, les EMPREINTES de Jacques Renoir éclatent en aplats de couler et ses COLLISIONS en drapés, révèlent la matière à elle-même et la font advenir. Tant il est vrai, parfois, que l’image préexiste à l’être. (Claude Montserrat).
Ce qui est une grave question, et sûrement la question sensible du photographe, du cinéaste. Car l’image n’est-elle pas le piège, le piège préexistant, la pulsion, dont il faut se débarrasser ? Et le photographe ne cherche-t-il pas à se débarrasser de la peau première, celle de l’habitude, celle qui l’habite en surface – cela semble paradoxal – pour atteindre aux peaux profondes, à leur au-delà : l’être. Photographier, ce serait creuser. C’est paradoxal car l’image est justement ce qui remonte du bain pour se déposer sur le papier. Mais tout cela ne semble-t-il pas évident – de « video » : voir – lorsque justement l’être semble monter à la surface, dans son énigme ? et que le photographe lui-même, puis le spectateur, peuvent en jouir ? N’est-ce pas la jouissance de la chose qui vient nous apprendre s’il y a quelque chose et non rien ? Mais sans pouvoir le dire, le répéter. Juste faire, et regarder. En rêve. Alors, si c’est cela qui fonctionne, le photographe n’est qu’un porte-parole, un rêveur ébloui.
(A suivre)