Les routes flânaient, leur poussière
Avec les oiseaux s’envolait,
Les pierres s’ajoutaient aux pierres,
Des mains utiles les aimaient…
René Char,
Cet amour à tous retiré, Les Matinaux (1950)
Lionel Sabatté fabrique des espaces narratifs peuplés de créatures fantastiques réalisées à partir de matériaux prélevés de leurs contextes originels. Avec une approche de type protéiforme (peinture, sculpture et dessin), il produit une réflexion sur le temps qu’il matérialise à travers une pratique de l’hybridation : de matières, de formes et de références. [...]
Ainsi, l’artiste récolte patiemment nos déchets. Dans les couloirs du métro parisien, il récupère les poussières des passants. À partir des moutons grisâtres, il sculpture une meute de loups en chasse.
Chacun d’entre eux est marqué physiquement, du loup hurlant à la lune, campé sur ses quatre pattes, au loup épuisé, le corps écrasé contre le sol, Lionel Sabatté transcende la poussière. Un matériau que nous retrouvons dans ses peintures aux tonalités abyssales.
Sur la toile s’arriment des agrégats poussiéreux qui se déposent au fil du temps. Au creux des paysages souterrains, il développe une réflexion sur l’essence même de la peinture. Fabriquée à partir de pétrole, elle contient le produit d’énergies fossiles auxquelles l’artiste souhaite rendre hommage. Il s’attache ainsi aux origines
ancestrales du medium. Sur le papier, les cheveux s’entremêlent au trait du crayon pour engendrer à un ensemble de figures aux postures étranges, fantasmagoriques. Des figures androgynes surgissent de la matière. Nous les retrouvons également agrégés à des flaques de béton déversées sur des feuilles de papier. La matière
brute devient alors un territoire que l’artiste explore par le dessin, la gravure et la brûlure. Il y incruste des visages et des corps emprunts d’un héritage surréaliste assumé. [...]
De l’informe et l’impropre, Lionel Sabatté produit des oeuvres aussi déroutantes que poétiques. Les matériaux, rudes et primitifs, servent ainsi une réflexion sur notre rapport au temps, au corps et à la perte. L’artiste porte un regard subtil et sensible sur l’histoire et la mémoire.
Julie Crenn, novembre 2013
poussière
Pour réaliser ses sculptures, Sabatté procède selon un double processus : une structure précise est à l’origine de la forme, mais cette prise de décision est mise à mal par l’intervention d’un élément incontrôlable, le matériau choisi. Ainsi, si l’on a de la chance on pourra croiser Lionel Sabatté dans la station du métro Châtelet, à Paris, dans un couloir sale, un sac à la main, en train de balayer la matière première de sa prochaine oeuvre : de la poussière grise, formée par les milliers de personnes qui passent par là tous les jours, se heurtent sans se regarder, laissent une partie d’eux-mêmes sans le vouloir, courant vers leur vie quotidienne. Cette poussière — amas de cheveux et de substances incertaines — l’artiste prendra soin de la désinfecter selon un processus complexe, avant de l’utiliser pour créer une splendide meute de loups, grandeur nature, qui surprennent par leur présence : ils semblent avoir traversé les époques, comme des vestiges, des ombres molletonnées faisant
étrangement penser au crépuscule de l’Histoire, à Pompéi ou à Hiroshima.
Léa Bismuth, Introducing : Lionel Sabatté,
Art press, n° 400, mai 2013, p. 53-55.
peinture
Je suis parti du constat que la peinture que j’utilisais, l’acrylique, est une matière plastique dérivée du pétrole, c’est-à-dire le fruit de la transformation de matières fossiles provenant de créatures qui vivaient dans le fond des océans, il y a des millions d’années. Chaque toile de cette série est envisagée comme un hommage à ces créatures des profondeurs du temps et des mers, qui sont nos ancêtres.
Lionel Sabatté
béton
pièces de monnaie
Lionel Sabatté est fasciné
par l’histoire naturelle, mais
aussi par l’histoire des civilisations
et la question économique de l’échange.
Ces deux motifs se mêlent dans ses sculptures
en pièces de 1 centime d’euro qu’il réalise depuis
l’établissement de la monnaie unique : plus petite entité
économique possible, le centime est symbole d’une
temporalité laborieuse ; c’est aussi un élément matériel qui
passe de mains en mains, de poches en poches, circule et se
patine. Son trésor de pièces, l’artiste dit l’avoir d’abord récolté
dans les bars, tard dans la nuit, à la fin du service. Plus que
jamais, la pièce de monnaie est ici le fruit d’une croyance : elle
n’est investie que de la valeur qu’on veut bien lui donner.
Ces sculptures en pièces sont des chimères qui ne font que suggérer
des espèces disparues, à l’exemple d’un ambitieux banc
de poissons composé de créatures marines imaginaires, créées
à partir de souvenirs des films du Commandant Cousteau, que
l’artiste a vu enfant. Les poissons aux corps de fer, d’étain et
de laiton sont en train de s’asphyxier, saisis au moment de leur
mort, les écailles en alerte, échoués sur le rivage d’une crise
écologique et économique.
Léa Bismuth, Introducing : Lionel Sabatté,
Art press, n° 400, mai 2013, p. 53-55.