Le temps perdu et retrouvé par la peinture
Et en remontant le temps vers celui où je rencontrai Henry le Chénier, « Mort à Pompéi » est l’un des jalons. « Mort à Pompéi », 2002, Espace Sextius d’Aix-en-Provence. Dans le très beau catalogue, Henry écrit le texte fondateur, avec comme en exergue une photographie de lui-même et son épouse Christiane en août 1956, deux magnifiques jeunes gens suspendus dans le temps perdu :
Août 1956. Des morts de plâtre. Un chien prisonnier d’un collier démesuré. Des objets usuels sophistiqués. Des rues en angles droits, des bornes piétonnes, une architecture en pointillés où la pierre, la brique et le béton sont parfaitement appareillés, l’eau canalisée, chauffée. Une organisation urbaine exceptionnelle.
Pompéi voulait émerger de sa gangue de cendre.
À dix neuf ans, avec Christiane, sous la chaleur moite de l’été napolitain, nous imaginions l’intelligence et le faste d’une société, son quotidien, son intimité, sa magie et ses mystères. Pompéi tapissée au pied du Vésuve qui l’avait anéantie depuis exactement 1880 ans. Non, Pompéi n’était pas morte. Elle s’imposait. Elle interrogeait. Elle ne racon¬tait presque rien. Elle attendait.
Ces femmes, ces enfants, ces hommes étouffés, écrasés, ensevelis, posés là. Formes informelles de corps convulsés, inversés, exprimant la vie, la mort, peut être le bonheur. Dialogue terrible et fascinant avec ces symboles humains plâtrés blottis dans leurs maisons. Domus fastueuses, repliées sur elles mêmes.
Ilots fermés sur l’extérieur, forteresses seulement ouvertes sur le ciel gris bleu que regarde l’impluvium. Lieux impénétrables, sauf pour le Vésuve. Domus imprégnées de discrétion, d’opulence spatiale et de confort social encadrés par des murs colorés de ce rouge pompéien inimitable, ponctué par des images peintes qui ne maîtrisent pas l’espace autant que l’urbanisme et l’architecture à l’exception des peintures murales de la « villa des mystères » qui pourraient être l’œuvre d’un peintre grec.
Mais l’émergence de Pompéi dépasse les concepts d’une société organisée et struc¬turée entre puissance, richesses et plaisirs.
Pompéi exhume ensemble la vie et la mort, ici la mort enseigne la vie.
Pompéi, on la vit avec ce qu’elle nous donne : ses interrogations et ses attentes.
Nous sommes retournes à Pompéi, à Herculanum. Il y avait toujours, là, quelque chose de rare, de vrai, d’humainement essentiel, hors du temps.
Peut être l’Éternité.
Ainsi le titre générique de ces vingt cinq peintures s’est imposé : MORT À POMPÉI.
(Henry Le Chénier, Pontès 10 novembre 2001)
Des visages du corps aux vrilles du temps
Une rétrospective avait aussi eu lieu à Aubagne en septembre-octobre 1998, œuvre peint et dessins de 1975 à 1998 « Des visages du corps aux vrilles du temps », où les œuvres les plus anciennes pouvaient être lues comme vraiment annonciatrices d’un talent à sonder le vivant, ses mouvements, sa complexité, sa richesse.
Par exemple « La peau et la chair de la forêt » montre à quel point il est un vrai peintre, qui a su, comme il se doit, ré-expérimenter pour son propre compte toute l’histoire de la peinture, la dépasser, et trouver, de manière unique, une solution formelle, qui fait son « style », c’est-à-dire, justement, une réponse unique aux question de la surface, de l’espace, de la plastique, de l’expression du corps en tant que signe, et, « démarqué », c’est-à-dire une écriture en décalage avec ce qu’une photo non retravaillée pourrait apporter comme preuve du réel, et qui, en fait, est trompeuse. Le regard ne fait que constituer et reconstituer une image convenue, avant même que l’on ait posé les yeux sur l’objet. Les corps, les mondes d’Henry Le Chénier apportent la vision d’un décryptage, du mouvement, de la sensation, et aussi de l’incomplétude. De la mort, on pourrait dire, d’un démembrement déjà-là, mais ce n’est pas triste, c’est vraiment le crâne du moine espagnol, posé sur sa table, comme méditation, cela s’appelle une « vanité ».
Toute l’œuvre de Le Chénier comme « vanité », c’est ma proposition. Une grandiose « vanité », quand on voit la multiplicité de ses interprétations, de ses « hypothèses », il dira, comme si même les tableaux étaient des hypothèses, et pas seulement les dessins. Hypothèse sur le destin humain, et sur la capacité d’être, quand même, Ensemble, et d’être, quand même Là.
Sur les « hypothèses », il y eut, bien sûr, des expositions de dessins, et, bien sûr, certains dessins, ne sont pas des hypothèses en vue de tableaux, ils sont des Dessins, achevés, avec leur qualité intrinsèque, et c’est là qu’on voit l’incroyable maîtrise de Monsieur le Chénier, qu’il a su « décoiffer », comme savent le faire ceux qui, en cassant le savoir-faire, cherchent, et atteignent l’énigme de la Forme.
J’aime bien quand Henry s’explique lui-même, comme ici dans le catalogue de la rétrospective d’Aubagne :
Prologue inachevé
Égoïsme, égocentrisme, exhibitionnisme ne sont pas les défauts mais les qualités indispensables à ce peintre angoissé qui a conscience qu’une des notions les plus ambiguës de la vie est de savoir et de prendre la juste mesure de ce que l’on est et de ce que l’on vaut.
Son égoïsme sauvegarde son espace de liberté morale, son égocentrisme le conforte dans le silence des tumultes de l’être et son exhibitionnisme le porte dans sa quête de reconnaissance et d’assentiment collectif qu’il sait pourtant aléatoires.
Alternativement ou conjointement extraverti et introverti, il compose avec ses contradictions. Il se rassure entre son utopie et sa lucidité, ses certitudes et ses doutes qu’il canalise par un travail continu. C’est cette communauté d’oppositions, si toutefois il a la volonté et la force morale de les assumer, qui lui donne suffisamment d’assurances et de convictions pour croire à ce qu’il fait et être « lui ».
C’est aussi, au sein de cette hétérogénéité, qu’il trouve son authenticité qu’il nourrit d’un savoir capté dans le vécu mais remis en cause par des interrogations en constante évolution qu’il intègre dans l’expres¬sion de « sa vérité »’. De toutes ces discordances peut naître l’œuvre majeur ou médiocre. C’est pourquoi il est tout cela à la fois et qu’il a besoin d’être apaisé et aimé, bien qu’il puisse parfois s’apprécier ou se haïr exagérément. (HLC, Pontès, Décembre 1996).
Les dessins de Le Chénier
Impossible de faire l’impasse sur les dessins de Le Chénier, exploration archéologique des lignes de force, par lesquelles il semble qu’il ne puisse pas se perdre lorsqu’ensuite il s’attaque au tableau. Bien qu’il avoue toujours être au bord de se perdre, mais je suis d’accord avec lui qu’une œuvre d’art se constitue au bord d’un précipice…Le catalogue de l’exposition de « 101 dessins » d’Henry Le Chénier au Rectorat de l’Académie d’Aix-Marseille en juin-juillet 1989 nous livre encore une méditation instructive de la part d’Henry :
Ces dessins sont des rapports de forces entre traits, points, lignes, taches, griffes, traces, surfaces qui court circuitent le regard, la vision de la réalité. La vérité du modèle passe par le signe. Seul l’ensemble des signes est réalité. Il y a interférence : le regard est signe et le signe est regard, le dessin se fait. Le signe est immuable, ineffaçable, il doit exister pour convaincre sinon il en appelle un ou plusieurs autres à l’infini même jusqu’à l’autodes¬truction, jusqu’à l’effacement.
Retrouver alors les traces à suivre ou à contourner. Provoquer le signe pour le placer sur le chemin de la vision. Le dessin est un chemin où passe le regard.
Si la réalité du dessin est organisée en signes conjugués, les signes, à leur tour, peuvent aussi s’organiser pour une fécondation mutuelle autour d’une idée qui passe nécessaire¬ment par l’intention plastique originelle.
Ainsi les signes prennent l’apparence de l’idée et perdent leur pouvoir de suggestivité convaincante. Conjuguées, multipliées, l’existence et la signification des signes sont alors en péril, à moins que ces accouplements n’engendrent de nouveaux signes : ceux de la globalité plastique. L’œil a besoin de globalité pour suivre les méandres de la volonté plastique. Le regard trouve un autre chemin. (Henry Le Chénier mars 1989)
Le Chemin de Croix
Et ce qui est intéressant, c’est la proximité, dans les expositions, des grandes huiles et des dessins-hypothèses qui y ont présidé. Ainsi pour ce fameux « Chemin de Croix » qui a fait l’objet d’une exposition itinérante à partir de 1995, et que nous, nous avons vues dans une église de Marseille, proche du port.
Dans le catalogue, Marc le Bot, en compagnie d’André Gence, Gilbert Delaine, Henry Le Chénier et France Delville, avait écrit un texte, dont voici le début, sur l’excès, qui, effectivement, habite l’art contemporain, et ce n’est pas pour rien.
Les images peintes d’Henry Le Chénier sont pleines de figures humaines qui s’y trouvent mises en scène dans d’étonnantes postures. Les corps d’hommes et de femmes s’y montrent, pourrait on dire, dans tous leurs états. Ils sont à demi vêtus ou ils sont nus.
Et leur dénuement s’accentue de ce que les volumes de leurs torses et de leurs membres se détachent sur des étendues de couleurs sans relief : sur des aplats monochromes ou sur des zones irisées dont les teintes acides ou sombres sont toujours très intenses. Si bien que ces corps apparaissent nus dans des espaces qui semblent nus eux aussi parce qu’ils ne sont scandés que par les découpes vives d’une géomé¬trie tout abstraite de cercles et de rectangles. Là, ces corps gesticu¬lent, comme animés par des sentiments très violents et désordonnés. Ils s’entremêlent jusqu’à se confondre. Ils s’étirent, ils se distordent, ils se déforment. Parfois, ils s’écartèlent, ils se démembrent, ils écla¬tent et dispersent leurs fragments.
Cette sorte d’excès qui se donne en spectacle, ici, dans la repré¬sentation de la figure humaine et de ses actions, l’œuvre d’Henry Le Chénier le partage avec maintes autres œuvres de l’art récent : depuis un siècle et davantage, l’art du peintre n’a cessé d’excéder les normes qu’avait instituées une longue tradition de l’image et qui don¬naient, du corps humain, une représentation voisine de celle que don¬nent les miroirs. Déformations et démembrements, de tels excès dans l’art du siècle témoignent sans doute de temps difficiles. Dans l’uni¬vers social que créent nos sociétés modernes, la place de l’homme et même, parfois, son intégrité corporelle deviennent mal assurées. Ces images de corps à corps, dans l’œuvre d’Henry Le Chénier, ou ces images de corps solitaires veulent attester de violences qui s’exercent sur eux. (Marc Le Bot, Paris, janvier 1995)
(A suivre)