Henry Le Chénier, une figuration réinventée
Je regrette de ne pas avoir rencontré Henry le Chénier plus tôt (avant 1996), car je le considère comme un grand peintre. J’aime la Peinture, je continue d’aimer la peinture, même si elle a été remplacée, du point de vue du discours dominant, par autre chose, un rapport conceptuel à l’image et même à la matière, un « nouveau réalisme » qui donne à voir de la matière brute, retravaillée ou non, jusqu’au ready-made. J’ai moi-même contribué à soutenir, à partir des nouveaux réalistes, ce qui s’est appelé l’Ecole de Nice », où les questions de peinture étaient suspendues, sauf du côté du groupe 70 et de son porte-parole Raphaël Monticelli, où, justement la « peinture » était prise au pied de la lettre, comme le faisait de son côté Claude Gilli. Et le mouvement Support-Surface s’occupait lui, de la matérialité de la présentation même. Et le Mouvement MADI a tout traité : le cadre d’abord, la surface, plane, mais à laquelle la peinture elle-même n’était pas étrangère, et aussi la « lettre » jusqu’au « livre » qui pouvait découler de l’ensemble des libérations.
Mais je n’ai jamais cessé de m’intéresser aux « vrais peintres », c’est-à-dire à ceux qui ont continué, malgré la pression du discours ambiant, à se poser des questions de peinture. Gérard Eppelé a fait partie de ceux-là, Michel Néron, bien sûr, avec le questionnement théorique que j’ai mis en relief dans une chronique particulière, et Rosemary Krefeld, avec sa « touche », son dégradé à la Fernand Léger, Jean-Claude Rossel, incroyable chercheur de la trace matérielle pourvoyeuse de lumière, et même Martine Guée, qui, à travers son mail art fait dialoguer si bien l’image et la parole, mais du côté de l’image, il y a un vrai travail de plasticienne, de peintre.
Henry le Chénier, lui, il le dit lui-même, s’origine de son amour pour Francis Bacon. Et de tous les anciens, multiples, mais ceux qu’il cite dans l’interview vidéo que nous lui avons faite en 1992 sont Piero della Francesca, Vermeer, et aussi l’art tribal, l’art « nègre ». Avec une recherche du côté du corps humain d’une originalité totale, ce qui a fait écrire à France Delville un texte en rapport avec le travail de Gilles Deleuze sur Francis Bacon en 1993 pour l’exposition « Henry le Chénier, Peintures de 1988 à 1992 » à la Fondation Vincent Van Gogh à Arles, Palais de Luppé. Le catalogue était édité aussi avec la collaboration de l’E.S.P.A.C.E Peiresc de Toulon, et la Galerie Municipale d’Art Contemporain de Chamalières (5 août-17 octobre 1993).
Capter des forces (Gilles Deleuze)
De ce texte intitulé « De Duccio à Le Chénier, ontologies labyrinthiques », voici les premières lignes : En art et en peinture comme en musique il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes, mais de capter des forces. C’est même par là qu’aucun art n’est figuratif. (Gilles Deleuze). Voilà pour en finir avec le conflit entre Figuration et Abstraction, comme s’il ne s’agissait pas seulement de deux niveaux sismographiques différents ! Mais le Corps Humain, comment l’oublier, comment oublier l’Appareil à Sensations, car c’est de lui que sort la Peinture, c’est comme en mécanique ondulatoire : l’instrument !
Surtout si l’on casse l’image redondante, celle qui finit toujours par s’imposer : chacun, chaque matin, dans le miroir, devrait faire voler en éclats son image pour la reconstruire, l’espace d’un reflet neuf. De reflet neuf en reflet neuf, par ce passage rapide de la somme des images, il pourrait vaguement saisir... Quoi ?... C’est ce reflet dans le miroir qu’est toute vraie expression, une chose menacée, contestée, Bacon va jusqu’à dire « ratée ». Ce n’est pas le Beau qui est visé, mais ce Vrai éphémère, cette entre-vue, ce vol, ce viol, ce passage du Réel, qui ne repassera plus...
Merveilleux ratage
Dans son interview, Henry Le Chénier développait cet aspect ratage, inassouvissement, inaccessibilité de l’œuvre, mais il semble bien que ce soit cet écart, toujours, entre une visée et son accomplissement qui le mettait – c’est sûrement encore comme cela aujourd’hui – sur la brèche. Il parlait de la peinture comme d’une chose brûlante, toujours à approcher avec hésitation, doute, mais en se lançant, et là … comme il se lançait ! comme ses corps, en mouvement, et même statiques, étaient traversés d’un feu vital incroyable, saisissant. Avec ces divisions – intérieures, bien sûr ontologiques, comme le dit France Delville – qui défigurent pour rendre tellement forte une sorte d’essence du frémissement de l’être. Et cet au-delà, toujours, des situations, qui a fait écrire à Hugo Caral ce haï-kai :
Regards par là-bas
vacuité océanique
mouettes seules pensent
C’était, en 1999, pour le catalogue « Paradoxe d’Alexandre », dans lequel j’écrivis moi-même : Son Chemin de Croix fut avant tout, picturalement, un chemin de vérité. Vérité du corps, de ses articulations, de ses désarticulations. Corps figé, corps piégé, corps en mouvement, corps de tous les soubresauts, de toutes les métamorphoses. Corps qui est LÀ, imparable, innommable, et, ici, lieu de tous les tourments, de toutes les souffrances. Corps de dignité, qu’on outrage, qu’on démantèle. Corps des Siècles, corps d’Aujourd’hui, cet intrus qu’ils veulent tous, tous au nom d’un dogme, entamer, enrayer, et détruire. Corps qu’il faut faire taire, à tout prix. Corps qu’on aime, corps qu’on abomine. Corps réel, facile à taillader, corps imaginaire, d’autant plus dangereux : celui-là, il faut l’effacer ! à tout prix.... (Alexandre de la Salle, 1999)
Le Chemin de Croix
Le Chemin de Croix, ce serait quatorze grandes toiles accompagnées de 140 dessins préparatoires qui feraient l’objet d’une exposition itinérante à partir de 1995. Une exposition encore plus impressionnante que les autres. Mais donc, en 1999, il m’écrivit :
A toi Alexandre. On ne s’appelle pas Alexandre par hasard. Ce nom prestigieux, devenu mythique, préside aux origines de l’histoire de notre civilisation ; il est aimé de notre « Mère Méditerranée », chère à Dominique Fernandez, c’est sur son rivage occidental, proche d’une crique où Ulysse fit une brève escale, qu’Alexandre se fixa voici quarante années.
Alexandre de la Salle, de Vence à Saint-Paul et bien au-delà, est un conquérant découvreur intelligent, un esthète infatigable et pugnace. Sportif et artiste plus qu’il ne le laisse paraître. Ainsi, très jeune il succéda à son père, non comme héritier des Cités-Etats grecques, mais dans l’art aussi difficile qu’exaltant de marchand d’œuvres d’art. Chevaleresque, galant, charmeur, ou militant si nécessaire, poète et pamphlétaire à l’occasion. Depuis un quart de siècle il a construit son Parthénon sur l’acropole du chemin des Trious à Saint-Paul, qui conduit aussi à la Fondation Maeght. Lieux magiques où l’on respire l’oxygène des forces vitales des plus grands artistes de ce temps.
De ce temple-galerie il fit une cage dorée dont la porte est restée toujours ouverte à l’instar de celle de Jacques Prévert. Il y nicha l’Ecole de Nice avec passion sans pour autant en fermer l’accès à d’autres « oiseaux rares », dont l’Abstraction Géométrique qu’il a portée à bout de bras sans jamais faillir. Enfin il défendit les inclassables, les impossibles dans mon genre, qu’il a soutenu avec une conviction peu commune. Merci Alexandre ! Tu aimes les défis impossibles, et tu les gagnes ! Continue !
Dans ce Parthénon ouvert ne pouvait siéger que France Delville, écrivain sensible et fort, qui vrille et fouille inlassablement le sens, tous les sens de notre vie et de notre art. Son enthousiasme et son attachante personnalité la font sourire avec son cœur, comme Pallas Athénée chère à Homère. En somme : « Heureux qui comme Alexandre.. » (Henry le Chénier, Pontès, février 2000)
Mais d’abord un peu de biographie (prise dans le catalogue dans le catalogue de l’exposition à la Fondation Van Gogh (1993) et dans celui d’Eurocopter (1999), car elle fait souvent sens : Henry Le Chénier est né le 2 janvier 1937 en Avignon, en 1961, il termine ses études à Marseille, puis, en 1967 va vivre à Aix en Provence, où il peint tout en étant professeur aux Arts Appliqués. En 1962 avait eu lieu sa première exposition, à la Galerie Tintori de Saint Rémy de Provence. De 1962 à 1972, le rythme de ses expositions est si important qu’il décide en 1973 d’interrompre ce cycle infernal au bénéfice de la réflexion et d’une sélection plus rigoureuse quant au choix et à la signification des expositions. Il brûle alors la presque la totalité des toiles de cette période. 1973, c’est donc la remise en question de tout son travail antérieur. De 1973 à 1975, il se consacre à un travail ascétique de recherches sur les thèmes des oliviers, moutons, schistes, roches, forêts. Passionné d’édition et de bibliophilie il illustre les écrits d’amis poètes et écrivains.
En 1975, il se remet à exposer tout en limitant volontairement le nombre de ses expositions personnelles. A partir de 1979, parallèlement à ses recherches, il crée, en contrepoint du Festival d’Aix en Provence, les expositions « Présence Contemporaine » où seront montrées jusqu’en 1990 les œuvres de plus de cent artistes parmi les plus importants de ces cinquante dernières années, de Braque à Bacon, Hartung, ou encore Adami, Klasen ou Velickovic, Lam, Alechinsky, etc. En 1981, pour le centième anniversaire de la naissance de Picasso il organise avec la complicité de Louise Leiris, Maurice Jardot et Jacqueline Picasso, au Musée Granet à Aix en Provence, une exposition dont il est le commissaire général : « Tout l’œuvre linogravé de Picasso ».
(A suivre)