Le Rhin.
Le voyage continue. Après la forêt amazonienne et le continent antarctique, après les sites étrusques de Toscane, après le Danemark et la Vallée des Merveilles dans le sud de la France, Hanne Elf nous présente enfin le but de sa dernière « Expédition » : le Rhin.
Bien qu’elle ait ce but à sa porte, ce voyage de découverte a été pour elle à la fois le plus court et le plus long. Et ce voyage est loin d’être terminé. Le plus proche est bien souvent ce qui est le plus éloigné. Le voyage le plus long est celui qui conduit à soi-même. Et comme elle l’a fait à pied, ce fut aussi celui qui a pris le plus de temps. Un voyage dans lequel l’espace et le temps ont retrouvé leur sens.
Pour cette artiste, la marche est la manière la plus simple et la plus directe de s’approprier le monde, de parvenir à comprendre les paysages et les espaces urbains et de savoir où l’on se trouve.
Depuis sa naissance Hanne vit au bord du Rhin. Aujourd’hui encore elle le voit presque tous les jours. Elle le connaît par tous les temps et en toutes saisons. Et depuis son enfance elle a entendu toutes les légendes et tous les mythes s’y rapportant, ainsi que toutes les histoires de glaces flottantes et d’inondations, de guerres et de destructions, mais aussi de merveilleux couchers de soleil et de délices du vin.
Le Rhin, cet "Ensemble de Mythes" (Lucien Febvre), est un héritage culturel d’une très grande diversité, il a inspiré des peintres et des poètes et est représenté dans la littérature depuis Jules César. Les poèmes de Hölderlin et de Brentano en ont fait un monument au romantisme, il a été chanté par Heine et Apollinaire, il est le fleuve de la Loreley.
Le fleuve de la Loreley
C’est le fleuve qui est le plus étroitement lié au destin de l’Allemagne, il est devenu lieu de pèlerinage de la nation allemande, on lui rend hommage sous le nom de "Vater Rhein" (Notre Père le Rhin) et c’est également ainsi qu’il a été peint par Max Ernst.
"Que n’a-t-il pas vu, reflété et charrié, du soleil des Celtes aux aigles romaines, des croix des missionnaires aux Étendards des empereurs, des tricolores françaises aux aigles napoléoniennes, du noir-blanc-rouge et au noir-rouge-or" (Anna Seghers), ce creuset des nations, cette mémoire et ce cœur de l’Europe depuis l’Homme de Néandertal.
Les œuvres de l’exposition sont le résultat de longues promenades et de randonnées dans la région de Cologne et le long du cours moyen du Rhin, incarnation du romantisme rhénan, avec la Loreley en tant que symbole représentatif, ce rocher qui n’a en fait rien de spectaculaire et qui n’atteint toute sa dimension que grâce à la force de l’imagination.
Au cours de ses randonnées Hanne Elf a observé les paysages sans passion, comme le préconisait Emmanuel Kant, et était donc particulièrement sensible à leur beauté. Elle a analysé ses propres réactions émotionnelles, et elle s’est mise en quête de possibilités pour reproduire la nature perceptible et ses façonnements phénotypiques. Mais ceci tout en tenant compte du fait qu’aujourd’hui on ne peut plus avoir sur le Rhin de regard impartial.
La connaissance de l’histoire et des histoires
Ce cycle ne pouvait donc pas s’appeler tout simplement "Fleurs du Rhin". La connaissance de l’histoire et des histoires, des Nibelungen, de Roland, de Lohengrin, de Siegfried, de Loreley et de Drachenfels est en fait toujours présente, elle demeure référence et image représentative, même si c’est en toile de fond, bien souvent accessible uniquement par l’intermédiaire de codes d’accès et encore visible sur les images en tant que citation ou allusion ironique. Car ce paysage, reproduit par d’innombrables peintres et photographié jusqu’à épuisement par des milliers de touristes, ne vaut plus en tant que refuge arcadien ni en tant que scène poétique. La création de l’imagerie de ce cycle s’est faite au cours d’un processus complexe : regarder le paysage, procéder à l’étude visuelle et photographique de celui-ci, c’est à dire l’expérience visuelle d’un paysage réel et l’expérience émotionnelle ont précédé la solution picturale. Ensuite l’artiste s’est libérée, au cours d’une longue démarche intellectuelle, du lest du concret et du passé, pour trouver sa composition, avant tout, au fond de son être. Ensuite le matériau photographique a été traité par informatique, transformé, modifié, recoloré, pour le rapprocher le plus possible de l’image intérieure, avant de l’imprimer et de le recolorer.
Hanne Elf a mélangé la photographie et la peinture, à l’instar du fleuve qui lui aussi mélange et modifie constamment les choses. Le vieux parangon de la peinture et de la photographie se révèle être un dialogue extrêmement fructueux.
C’est ainsi qu’ont vu le jour des compositions quasi-abstraites, que l’on peut, certes, associer à des paysages, mais qui sont ouvertes aux interprétations les plus diversifiées. L’espace conceptuel est grand ouvert et accessible à tous. La métamorphose des images conduit à une métamorphose du monde de nos représentations.
La personne qui regarde peut transposer dans l’image sa propre perception du paysage. Dans ces œuvres le paysage n’est pas objet d’une reproduction, c’est un souvenir coulé dans un emblème, un extrait du vu et du vécu. Hanne Elf se dédie à la partie du Grand Tout, au fragment et au moment. Pas à pas elle dévoile l’esthétique des formes naturelles et fait apparaître leur beauté.
La vase verte de l’histoire recouvre l’Arcadie
Ce sont des plantes sauvages et médicinales poussant sur les bords du Rhin qui ont servi de point de départ à la réalisation des œuvres, et dont les structures végétales ne sont visibles que si on les regarde de près, bien souvent au deuxième regard. Elles font référence à la médecine de Hildegard von Bingen, qui à côté de Loreley, la sirène ensorcelante qui amène la mort, est présente dans l’exposition en tant qu’image différente de la femme.
Ce sont essentiellement des photos aux couleurs gaies, mais qui elles-mêmes ne sont pas que gaies. Elles semblent empreintes d’une certaine mélancolie. Et on se met à penser à Heinrich Böll, qui n’a jamais pu croire à la gaieté estivale du Rhin. Son Rhin à lui était
sombre et grave. La vase verte de l’histoire recouvre l’Arcadie.
Les œuvres renferment énormément de poésie et demeurent toujours quelque peu mystérieuses. Et l’agencement géométrique des lignes fait penser à des figures archaïques.
À partir d’une vision en gros plan sur le monde végétal, s’épanouit une cosmographie esthétique propre. Ce sont des métaphores poétiques pour ce qui est en devenir et ce qui est passager. Et également la photo qui représente l’artiste portant une robe multicolore au milieu d’une prairie en fleurs pourrait être perçue comme un memento mori (souviens-toi que tu mourras). Car les asters parmi lesquels elle marche sont, certes, des fleurs estivales, mais ils sont également le symbole de l’éphémère et de la mort.
Ce qui irrite encore plus, c’est qu’elle porte un masque qui la rend méconnaissable, qui la coupe de toute perception sensorielle. Tout en la protégeant. Mais contre quoi ? Contre les abeilles ? Contre la pollution de l’environnement ? Ou bien s’agit-il d’un masque d’escrime ? Renvoie-t’il à un passé guerrier ? Le nom de Germania qu’on peut voir sur une autre des photos pourrait l’attester. Hanne Elf est allée voir le monstrueux monument de Niederwald dédié à Germania, la sombre et héroïque guerrière à l’épée, en même temps que le tout proche monastère de Hildegard von Bingen. Les deux côtés de l’Allemagne, Weimar et Buchenwald, Spiritualité et violence. On peut interpréter les photos d’Hanne Elf de différents points de vue : politique, esthétique ou spirituel. Mais le regard s’envole constamment du concret vers le général, des fleurs prises en gros plan vers le paysage, vers la nature et la place qui nous revient en elle. Du Rhin en tant que fleuve bien spécifique à l’eau en tant que substance métaphysique originelle, en tant que commencement et fin de tout être existant.
Ou bien, pour paraphraser Aristote : nous regardons les eaux du Rhin, et nous voyons la terre flotter sur elles comme un morceau de bois.
– Harald Mann