La violence du monde comme manipulation
« Seuls les mythes ont la vie dure, le retour », revenons-y, car avec « La Cité de la Baie des Anges », c’est encore un retour, un nouveau flash-back, et peut-être déjà une rétrospective, en tous cas un Festival Marilyn, à l’occasion du demi-siècle qui nous sépare d’ELLE.
En 2009, j’avais fait le point sur la problématique de Gilbert en un texte (texte en poupée russe, déjà) dont le titre était : « Seuls les mythes ont la vie dure, mais pas ceux qui les incarnent, surtout avec cet incarnat là, une exposition de Gilbert Pédinielli, ou comment réinventer la tendresse », et qui disait ceci :
Le Temps est un acteur qu’il ne faut point négliger, non pas dans une acception vague et purement conceptuelle, mais dans ses effets. Cela s’appelle l’après coup. Si cela vaut pour un individu dans les interprétations de son cursus, cela est particulièrement enrichissant pour la lecture de l’art, permettant l’accession aux repères visibles de la recherche. Visible pour les artistes eux-mêmes, visible pour ceux que cela intéresse, le public, les critiques d’art, les historiens, etc. Mais visible ne veut pas dire lumineux, transparent. Ce visible est soumis à ce que les linguistes appellent l’arbitraire du signifiant : ce visible est à décrypter. Et si Gilbert Pedinielli peut donner particulièrement l’occasion d’un petit rappel sur son regard, et son écriture, c’est qu’il semble avoir choisi de faire de ces deux démarches les moteurs de sa problématique. Le terme de mythe qu’il emploie dans son titre en est le témoin. « Seuls les mythes ont la vie dure, le retour », annonce t il. Et qu’est ce qu’un mythe sinon une analyse du réel mise en forme (s), plastique, littéraire, sans oublier la bonne distance. Et c’est dans cet écart nécessaire que vient loger, depuis le début de son travail, pour Gilbert Pedinielli, un décryptage de la sexuation, de la paix, de la guerre, de l’outil, de l’image, de la relation humaine, de ses productions, de ses échecs, de ses crimes, agrémenté d’une réflexion sur l’outil lui même. L’art réfléchissant sur sa propre techné, ce n’est jamais qu’une nécessité puisque techné veut dire art précisément, comme véhicule d’un savoir faire et d’une action efficaces : autant dire qu’il n’y a d’art qu’abouti. Qu’il n’y a d’art qu’agent d’une transformation du monde, c’est à dire des habitudes de pensées. Art comme flash au sein de la routine psychique.
Et donc l’après coup en question m’a interpellée au sortir de l’exposition « Seuls les mythes ont la vie dure, le retour » à Vallauris, Atelier Piano, car tout à coup ce que j’avais écrit pour une autre exposition, lointaine, de Gilbert, est venu, en réminiscence, dessiner un trajet. Comme une courbe de sens. Un sens traversant, comme une colonne vertébrale, et ce sens était : la violence du monde comme manipulation. Et si la Marilyn de Gilbert, qui ne date pas d’aujourd’hui, puisqu’il a commencé à la « traiter » (elle qui fut si maltraitée) au début des années 80, n’était qu’un Traité de la Manipulation dans tous les sens du terme ? Car qui n’eut pas envie de la prendre en main, à pleines mains, cette Marilyn, pour le meilleur et pour le pire, et n’était-ce pas ce qu’elle cherchait, n’était-ce pas vers cela qu’étaient dirigés tous ses efforts, retrouver les mains protectrices de l’enfance, inconnues d’elle ? père inconnu, mère en hôpital psychiatrique…et demande d’être contenue… et adresse aveugle aux pires malfrats le cas échéant… Et la demande qui va avec : la liberté. La libération.
C’est bien de violence qu’il s’agit. Mais Norma Jeane Baker ou Norma Jeane Mortenson n’a-t-elle pas été nommée d’emblée « fils de la mort », à devoir prouver qu’elle était une fille ?
Et tout au long de la partition jouée par Gilbert Pedinielli sur un violoncelle pudique, n’est-elle pas le matériau fragile, objet même d’un effort pour rendre l’autre fou selon Harold Searles ? De sa naissance à sa mort Marilyn comme chair à canon d’une guerre invisible, celle du fantasme ? Pour la re-contenir (en la re-contant, en recomptant ses abattis) pour pouvoir la libérer, en un conte de fées moderne, Gilbert la découpe, la triture, la colore, la décolore, l’expose, la dissèque, la vante, en démontre la nacre, la lumière, l’enfance, la candeur, la perversion obligée, la remet en scène comme pour la remettre en selle, mais sans espoir, car elle est définitivement passée aux profits et pertes d’Hollywood, de l’Amérique, de la guerre du Vietman, de la planète entière, de ce désir infantile des hommes qui a su créé cette prothèse fondamentale : la pin-up (pine up, bien sûr !). Avec Marilyn, ce sera en Super-Production. Ce qui produit, chez la femme qui se sent « épinglée » comme maman/putain, la nécessité d’aller s’inventer ailleurs, s’inventer un ailleurs. Mais Marilyn n’a pu quêter cet ailleurs auprès du Ripoux lui même, celui là même (ce tout autre) qui lui renvoya son image d’objet pur : la viande. Viande ensorcelante ensorcelée. Même ses psys, même ses professeurs d’art dramatique, même ses amies, même ses amants ont été impuissants à la sortir du cyclone, l’oisillon est mort la gueule ouverte, aveuglé par des phares de voiture… Marilyn comme gazelle écrasée par un chauffard (dans des phares de voiture ce furent ses meilleures photos, une mise à nu absolue).
Et n’est-ce pas cette violence, prise dans un discours plastique comme il se doit (et là ne lui fallait-il pas en passer par la Reine de la Plastique absolue ?), qui s’est cherché, dans le vocabulaire de Gilbert Pedinielli, de multiples formes ? Au moment où la mémoire d’un monde artistique (celui, si riche, des Alpes Maritimes) se constitue comme une Histoire (toujours l’après-coup), il faut aller revisiter, ou visiter, l’œuvre de Gilbert Pedinielli dans toute sa logique : les « paroles flèches » du début, « Piques et Philippiques », la métaphore la plus directe du verbe tuer. L’Objet direct le plus direct. Et puis ses Doryphores, et puis ses Femmes en guerre, et puis ses carrioles, ne s’agit-il pas dans cette œuvre de véhicules… ? Et comment on passe de cercles, même tronqués, à des tangentes, flèches multipliées, diversifiées, d’Ulysse, où le javelot engendre une armée de lances, pour passer de l’un au multiple, de l’individu à l’Humanité ? Ainsi cette dispersion des mânes de Marilyn, dans un paradigme de l’infini.
Elle est partout parce qu’elle n’est plus nulle part. Dans l’ex voto du fond de la Galerie l’hommage sensible à la reine assassinée reproduit la phrase d’Elia Kazan : « Elle avait la peau fine et l’âme avide d’être acceptée ». Cet ex voto ramène judicieusement l’exposition aux jeux de l’enfance, où l’un demanderait : « pour qui faut il inventer le mot naïf de âme ? Et l’autre qui répondrait : « pour Norma Jeane, bien sûr ». (France Delville)
Las Locas de la Plaza de Mayo
Après le lycée Masséna et les Arts Déco de Nice : Cours Supérieur d’Esthétique Industrielle à Paris. Paris, si l’on en croit « La Cité de la Baie des Anges », ce n’était pas son monde, c’est pour cela qu’il y a rencontré Marilyn. Poésie mise à part, la froide biographie dit : Service militaire, Cabinet d’Architecture, Designer IBM, et là, de 1956 à 1969, il exécute des peintures géométriques, et des Peintures/photos. En 1978 il expose « 68-78, dix ans déjà » au MAPM (Nice). 1978 c’est surtout la co-fondation de « Calibre 33 », un événement. Où, très vite, il expose (1979) à « Calibre 33 » sous le titre « Las Locas de la Plaza de Mayo » (ces mères décrétées folles, en Argentine, qui manifestaient contre la disparition de ce qui s’est avéré 30.000 personnes), et, en 1980 : « Immigration and Nationality Act ». La liste sera longue, et significative, et des lieux d’exposition et des titres, en général sous le signe d’un art « résistant », en passant par (1983), à Calibre 33, par « Seuls les mythes ont la vie dure », en 1984 par la Galerie d’Art Contemporain des Musées de Nice, et le CNAC (Ecritures dans la peinture)…
Calibre 33, is it art ?... 1978-1982
En 1982, un très beau catalogue donne un peu l’historique de Calibre 33. Cela vaut la peine de réentendre le « manifeste » de ces gens, Dominique Angel, Daniel Farioli, Geneviève Martin, Serge III, J.P. Lombart, Gilbert Pédinielli, J. Pedinielli :
ÉTAT DES LIEUX : ... 1978 1982...
CALIBRE 33 is it art ? Fondé en septembre 1978, il est le résultat d’une démarche inscrite dans la pratique quotidienne de ses membres fondateurs depuis de nombreuses années. CALIBRE 33 ne s’affirme pas comme une tendance esthétique de plus, mais comme un terrain d’expé¬rimentation de nos différences. Il est le lieu privilé¬gié de nos confrontations théoriques, politiques et esthétiques. Mais surtout, il oppose la pratique de groupe à la pression idéologique dominante qui produit l’individualisme forcené de l’artiste concurrent, détenteur du discours vérité, dont on voudrait nous faire croire qu’il ne subit pas ainsi sa dose d’aliénation quotidienne. Il tend à reconstituer dans son intégrité la pratique et le comportement de l’artiste découpé en rondelles dans sa personnalité et sa fonction.
Cette position implique que nous nous situions dans la perspective d’un bouleversement radical des rapports économiques et sociaux de notre société comme seule issue à la crise irréversible que son système produit.
Si notre conception de l’art et de la vie s’est développée dans et par rapport à un contexte social et politique précis, elle a eu pour conséquence de nous déterminer sur le terrain de l’art dans le dédale des courants artistiques ; de réagir à la fois à une situation régionale et nationale, puisque venait s’ajouter la nécessité de revendiquer une activité créatrice en province contrainte journellement par le centralisme parisien. Outre les difficultés d’une activité militante visant entre autres à modifier le sort de l’artiste, nous nous sommes trouvés confrontés à une situation à Nice où l’art contemporain était bloqué par l’utilisation devenue monopoliste de courants d’avant-garde tels que Nouveaux Réalistes, Fluxus et Support Surface, dans une situation où la liberté artistique consistait pour l’essentiel à faire des variations sur des « trucs » formels découverts ailleurs. Et ceci dans un contexte où les avant gardes assimilées à la nouveauté, se diluaient peu à peu dans une surenchère stylistique et mondaine du jamais vu déjà VU.
Nous ne sommes plus au temps où il était important de soutenir toute production qui battait en brèche l’académisme ambiant. La grande majorité du système marchand suscite le style contemporain et en fait négoce. Ainsi une grande partie de la production artistique se trouve entraînée comme une girouette à produire avec plaisir des variations de formes hypothétiquement nouvelles, poussées par le vent du commerce. Et pourquoi pas ? disent certains. L’ennui c’est que l’artiste est dépossédé peu à peu de tout appareil critique autre qu’une soumission à ces règles et est acculé à une pratique purement artisanale justifiée par le seul plaisir de faire. Ainsi nous assistons à un pillage incroyable de la pensée et à une conception superficielle et vide de Part. Les critiques d’art, transformés par les marchands en représentants de commerce sont prétentieux et cyniques. Et les marchands sont des marchands. (Extrait de ce qui est signé « Calibre 33 is it art, avril 1982)
(A suivre)