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CHAPITRE 58 (Part I) : Gilbert Pedinielli

Dans sa chronique de la semaine, France Delville nous dresse le portrait de Gilbert Pedinielli

La Cité de la Baie des Anges, M.M., le port, le cinéma, les anges et moi…

L’exposition de Gilbert Pédinielli à la Galerie Maud Barral (16 Quai des Docks, Nice, jusqu’au 31 décembre 2012) sera particulièrement passionnante pour ses aficionados, car elle s’assortit d’un livre (« La Cité de la Baie des Anges », Editions stArt), dont la lecture en a déjà décoiffé plus d’un et plus d’une, et pas seulement parce que ce livre (et cette expo) mettent en scène un personnage qui est un mythe, qui est la Beauté, donc un objet dont on pourrait se dire : « avec ELLE c’est gagné »…
C’est que cette expo, ce livre, sont un peu le « chef-d’œuvre du compagnon », la chose aboutie, entre image et texte, et biographie de l’auteur, et qui éclaire tout le reste, quand on sait que ce reste est très divers, et à des années-lumière d’un opportunisme, d’une frivolité, d’une visée médiatique. Avec le temps, la rigueur de Gilbert Pédinielli, la pertinence de ses visées artistiques, théoriques et pratiques, sa suite dans les idées, sa réflexion, son courage, son intransigeance, ne sont plus un mystère. Mais ici il s’agit de la cerise sur le gâteau.
C’est pourquoi il faut aller voir cette exposition, lire le livre, et, à travers eux, partager une expérience humaine hors du commun, faite d’intelligence, de sensibilité, d’humour, de sens plastique, et de sens historique. Histoire de l’art. Comme il y a eu « A propos de Nice » de Jean Vigo en 1929, comme il y a eu « Le procès-verbal » de J.M.G Le Clézio en 1963, il y a, en 2012, « La Cité de la Baie des Anges » de Gilbert Pédinielli, c’est-à-dire comment être un humain à Nice, comment être jeune à Nice, comment être pauvre à Nice, comment devenir, grandir à Nice, comment vivre la ville à une certaine hauteur, et, ainsi, lui donner ses lettres de noblesse, comment oublier que les anges de la baie sont des requins, et lui rendre ses anges, lui rendre ses ailes.

Maud Barral et Gilbert Pedinielli dans l’exposition « La Cité de la baie des Anges, M.M., le port, le cinéma, les anges et moi »

Somewhere over the rainbow

Même si le thème « Marilyn » (de 1981 à 2012) n’est que l’une des trois voies artistiques de Gilbert Pédinielli (la seconde voie étant celle du sculpteur, entre Piques et Philippiques, Doriphores, Femmes en guerre, exposition au MAMAC, récentes Carrioles etc. et la troisième voie du côté de la performance, distributions de tracts…) c’est bien à l’occasion d’ELLE (venue de L.A., Los Angeles) que Gilbert livre une autobiographie poétique admirable, concise, elliptique, d’une verve explosive jubilatoire, d’une maîtrise de la langue rafraîchissante, d’une polysémie… très étonnante. Pourquoi a-t-il eu besoin d’ELLE pour raconter non pas sa vie mais les moments fondateurs de sa vie, en une « éducation sentimentale » flamboyante et bouleversante ? C’est que le cinéma, entre Hollywood et Studios de la Victorine (Nice), en passant par les Champs-Elysées (Paris), lui a offert son double rapport à l’image et au texte, lui a offert les « statements » comme on dit en Amérique, de son art.

Œuvre de Gilbert Pedinielli dans l’exposition


Tout commence le jeudi 12 juillet 1962 à 17h, à la station du métro Etoile (Paris) où un jeune homme (23 ans) sans un sou cherche le Centre de Design Européen qui va le former, mais très vite il prend conscience de la cruauté de cette ville, il prend conscience qu’il y est étranger, et il va rencontrer une autre « étrangère », une autre « pauvre », une autre « perdue », une autre enfant perdue. Qui ne dira jamais son nom, mais il va la nommer M.M., et tout le monde connaît M.M., mais pas sa M.M. à lui, celle à qui il va faire visiter SA ville, Nice. A qui en réalité il va faire visiter son enfance. Et parce qu’en M.M., il voit l’ange, c’est-à-dire l’enfant : Norma Jeane, l’orpheline.
Mille autre artistes vont traiter Marilyn, se servir de Marilyn, intégrer Marilyn dans leur œuvre, mais Gilbert Pédinielli va aller à la recherche de Marilyn au plus près, au plus vrai, dans une approche totalement documentée, et une vision en dehors de la construction que Marilyn fit d’elle-même comme d’un « produit ». Elle savait le faire à la pointe du professionnalisme, explique Gilbert qui sait tout d’elle, y compris comment elle avait même pris des cours de pose, car elle avait pris des cours de tout, pour tout faire bien, pour tout faire parfaitement. Car il fallait cesser un jour d’être Norma Jeane Baker, ou Mortenson, cesser d’être une enfant abandonnée, il fallait, un jour, être aimée.

Œuvre de Gilbert Pedinielli dans l’exposition


Il fallait donc se déguiser en Marilyn, dit Gilbert. Mais lui, il l’a « prise » (dans cette histoire c’est lui qui la « prend » en photo devant le port, au cimetière du château et tant d’autres endroits), et il ne la prend pas du tout au maximum de l’élaboration de Marilyn, de la perfection de Marilyn, il la « prend » comme pour faire de ces photos par surprise qui ne seront pas les photos les plus glorieuses. Parfois elles sont glorieuses, parce qu’elle est « trop » belle, comme disent les ados, mais parfois ce sont plutôt des « chutes » de photos comme on dit des chutes de rushes, celles qu’on écarte parce que l’idole - le mythe - est en défaut, du style Marilyn qui va faire son marché avec un foulard sur la tête. Gilbert « prend » celles-là, de photos, pour que Marilyn puisse se promener incognito à Nice, guidée par « Guilbeurt »… Et Guilbeurt va montrer à M.M. sa Nice à lui, sa Nice d’enfance, qui est une Nice liée au cinéma. Car il est presque né dans le kiosque à journaux de ses parents, comme il l’explique. Et avec M.M. il va parler son mauvais anglais, ce qui ne va pas l’empêcher, ELLE, de lui dire qu’il ressemble à Jack Palance, et de s’étonner qu’il la respecte. Car c’est un petit français au mauvais anglais qui va donner à M.M. ce qu’elle n’a jamais obtenu en Amérique, jamais.
Après cela, à la fin du livre, il va pouvoir épouser sa fiancée. Car il aura rencontré la Femme, frayé avec La Femme tout au long d’une semaine initiatique, c’est-à-dire rencontré ELLE, une femme qui n’existe pas, une femme idéale, qui n’existe pas, piège dans lequel Marilyn elle-même était tombée : elle était pour elle-même une femme qui n’existe pas.
Mais à Nice, pendant une semaine, quelqu’un l’aura aimée pour ce qu’elle était, une petite fille intelligente, ô combien (« ils croient que c’est un bon mot, en réalité je réponds avec tact à une question grossière et indiscrète » a dit M.M.), quelqu’un sachant tout d’elle, quelqu’un qui aura pu lui faire vivre, comme dans un rêve, un florilège de Marilyn, une Marilyn essentielle. Et en la replaçant, en juillet 1962, dans un trou de son histoire, un blanc où Marilyn a disparu du calendrier. Où avait-elle disparu ? On perd sa trace ? Elle était à Nice, la Nice du début des années 60 qui était une pépinière de jeunes artistes - nouveaux-réalistes par exemple – eux aussi pétris de cinéma, pétris d’un structuralisme à la Godard, ou un Serge III enfermera Marilyn derrière des barreaux, ou Martial Raysse mettra en scène France Raysse d’une manière hollywoodienne, mais « Guilbeurt » frôlera tout cela, sera sur la marge, comme Marilyn. Des étrangers ils resteront, en tant qu’éternels ex-enfants, plus vrais que vrais, jouant à la vie à la mort.
Ce livre en forme de street-movie est remarquablement émouvant pour une certaine génération qui s’y reconnaît, celle pour qui John Cassavetes fut le Godard américain, pour qui Jack Palance fut un héros souriant et distant, pour qui le road movie de Peter Fonda et Dennis Hopper, « Easy Rider », servit de modèle à des randonnées initiatiques, encore une fois.
Et c’est ainsi que « Guilbeurt » offre à Marilyn le contexte, non pas du monstre/ Hollywood carnassier, impitoyable et quelquefois vulgaire, mais son contexte à lui, fait de résistance et de recherche éthique, et qu’elle sembla vouloir rejoindre elle-même, à travers par exemple les cours d’art dramatique de Lee Strasberg et la psychanalyse. Au moment de l’adieu, Marilyn offre à Guilbeurt les deux petites boules noires et blanches qu’Anna Freud lui a offertes. Difficile d’oublier cette Marilyn-là, cette Marilyn toute blanche qui plonge dans le bleu de la baie des Anges, qui n’est pas un IKB, mais qui est le bleu insaisissable des rêves, bleu impalpable, bleu de l’âme de Marilyn (contemplant l’observatoire derrière eux, ELLE lui confie qu’à son âge, un jour ELLE s’allongea dans une tombe qui venait d’être creusée, pour ressentir l’effet que faisait le ciel, quand on était sous terre.
 It was so peaceful
Il veut connaître l’endroit
 Somewhere over the rainbow)

Œuvre de Gilbert Pedinielli dans l’exposition

Il sait tout d’elle, tout ce qu’il lui fait dire est vrai. Elle est plus vraie que vraie, on la touche. Et c’est lui qui a fait cela, avec son amour du cinéma, du cinéma de cette époque, celui de Truffaut aussi, et des « 400 coups », et d’Antoine Doinel pourquoi pas : comment avoir 20 ans à Paris, en France, et comment avoir 23 ans à Nice ?
Dans les remerciements de l’auteur, en dehors de ceux à l’épouse, qui a si gentiment accepté de vivre une trentaine d’années avec Marilyn ici et là, il y a ceux « aux parents de l’impétrant qui, tenant un vieux kiosque à journaux, rue de la République, l’ont poussé à acquérir, dans l’exiguïté précaire d’un cylindre, sa première culture. Tout pour le cinéma de quartier, le magazine Cinémonde et Cinérevue le plongeaient dans l’onirique éternité du septième art qui, en fait, était son premier ».
Marilyn, Claudia Cardinale, les starlettes… et Dario Moreno, Eddie Constantine… comme des petites madeleines…

Mais Marilyn…

Mais Marilyn comme fil privilégié depuis 1981 : le fil rouge de la vie, de l’amour. De la douleur, de l’injustice, de la bêtise.
A l’origine de cette dernière Production, pourtant, qui s’intitule tour à tour La Cité de la Baie des Anges, L.A. LL, L Ailes, M.M., M aime, etc.) : une révolte. A l’occasion du cinquantenaire de la mort de Marilyn, une révolte contre l’hypocrisie, contre le discours convenu.
De cela, Gilbert s’est expliqué, en mars dernier :
L’aventure continue avec le Festival de Cannes de 2012.
Quelle ne fut pas ma surprise, en ma contrée cette fois ci, de voir M.M. en haut de l’affiche en noir et blanc, elle qui ne fut jamais invitée à aucun festival, encore moins honorée par le 7e Art.
Faire souffler par M.M. une bougie pour évoquer le 50e anniversaire de sa mort relève de l’impudeur et du cynisme, la chargeant, une fois encore, d’un suicide inconscient.
Celle qui fut et demeure la quintessence de la blonde sans prix méritait mieux que le zapping de tout le milieu artistique.
Les peintres, le cinéma, les psychanalystes, les hommes l’ont utilisée, abusée et traitée comme une marchandise jetable. Elle n’y aura trouvé une certaine compréhension qu’auprès de quelques écrivains.
Cette histoire s’achèvera pour moi en 2017. « Quand je considère la petite durée de ma vie, l’éternité qui la précède et la suivra, ce petit espace que je remplis, je m’effraie, je m’étonne d’être là plutôt que là ». M.M.
(Gilbert Pédinielli, mars 2012)

(A suivre)

Œuvre de Gilbert Pedinielli dans l’exposition

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