Gilbert & George sont des artistes qui travaillent systématiquement en couple depuis leur rencontre à Londres, le 25 septembre 1967, alors qu’ils étudiaient la sculpture à la Saint Martin’s School of Art. Ce fut un coup de foudre, du moins artistique, car, quoique habitant ensemble, ils ne parlent jamais de leur vie intime. L’un est italien, l’autre anglais, et c’est le gin qui les a d’abord rapprochés dans des cuites mémorables. Depuis, ils ont toujours vécu dans le même quartier populaire et malfamé de Londres, l’East End, où sévit en son temps Jack l’Eventreur, a fait remarquer Cristiano Raimondi, coordinateur de l’exposition et responsable des projets internationaux de la Villa Paloma.
Le duo occupe une vieille maison victorienne où le design domine une collection d’objets hétéroclites d’un goût recherché.
Dans ce quartier de contrastes, se côtoient moderne et ancien, immigrés et Londoniens, toutes classes sociales et toutes religions. Gilbert & George en stigmatisent les peurs et les préjugés, donnant dans leurs tableaux un reflet de ce quartier diversifié où ils trouvent à la fois universalité et proximité de la misère humaine : pour eux, leur quartier est représentatif de la Terre entière. Ils y recherchent une œuvre ancrée dans le réel pour s’adresser au public et surtout pas à une élite de salon. L’onirisme se mêle au réalisme dans des couleurs vives où s’inscrit souvent l’usage de monochromes tout au long de différentes périodes de leur travail artistique que leurs silhouettes parcourent tant en témoins qu’en artistes-œuvres.
Dès leurs études, le tandem britannique vise une totale indépendance à l’égard d’une école ou d’une théorie artistique, préférant faire appel aux émotions et aux sentiments du « spectateur des œuvres ».
Restant toujours imperturbables et très pince-sans-rire, Gilbert & George portent constamment des costumes d’hommes d’affaires (même à l’époque hippie), sorte d’uniforme pour eux, que ce soit au cours de leurs performances ou dans leurs représentations picturales. Ils se considèrent eux-mêmes comme la matière de leur art, des « sculptures vivantes » disent-ils, aussi leur image est-elle constamment présente dans leurs tableaux. Eux-mêmes se définissent comme une expérience émotionnelle du monde moderne où toute leur vie, même leur quotidien, est art. En s’autorisant la plus grande folie – une folie cependant disciplinée –, ils transmettent ainsi leurs émotions artistiques.
Ce duo, reconnaissable entre mille, aborde également des sujets audacieux, osés : sexe, homosexualité, actualité, religion, politique...
La provocation, parfois jusqu’à l’outrance, est permanente dans les thèmes évoqués, auxquels s’ajoute la thématique, devenue classique pour eux, du corps dans ses représentations sociales et plus loin encore, puisque la mort, les symboles religieux ou la jeunesse vagabonde sont aussi des sources d’inspiration de leur démarche singulière qui échappent aux classifications figées. Tous deux explorent, en quelques compositions démentes, les fièvres et les angoisses qui rongent le corps, et osent s’aventurer là où d’autres ne vont pas en bousculant les conventions et les valeurs concernant le beau et le laid, l’exagération des formes et des couleurs, les pastiches d’eux-mêmes à une époque où Narcisse est roi. Leur art se compose de leur univers personnel, combatif et provocateur, et de leur regard sur le monde, déséquilibré par le désordre de l’humanité. Leur style a pénétré le monde culturel avec liberté et innovation et on leur reconnaît aujourd’hui une singularité identifiable dès le premier coup d’œil.
Cette exposition se doit donc d’être l’occasion de retracer l’histoire de la création artistique et la forme marginale de ces deux artistes qui n’en font qu’un. Le choix de l’accrochage, défini par eux-mêmes, éloigne des sentiers chronologiques balisés. Ainsi, les différentes périodes de leur œuvre s’entremêlent afin de tenir compte aussi de la taille immense de certains tableaux par rapport aux cimaises de la Villa Paloma.
Le parcours diversifié invite à découvrir l’art furieusement décalé de ces artistes dont cette exposition offre une des rares possibilités de voir autant d’œuvres. Souvent, ce sont des carrés assemblés par des grilles noires en surimpression qui donnent un aspect de vitraux, d’autant plus que les couleurs sont très flashies et contrastées.
Chaque carré est une pièce singulière, mais, réunis, ils forment une autre œuvre. Le sida est représenté par des taches rouges, des taches de sang (Bleeding –1988). Construite sur le mot « boys », une série (London Pictures) s’intéresse aux unes de journaux que, ensemble, ils ont classés par sujets en considérant que nous sommes tous le ciment de la société actuelle (Boys – 2011). Subversifs par nature, Gilbert & George militent dans leur peinture contre toute ségrégation, et Dieu pourrait bien être noir (Black God – 1983). La religion, dont l’abus de pouvoir est oppressif, serait responsable de souffrances dans le monde. Ils multiplient les représentations du Christ sous forme laïque, afin de dénoncer l’excès d’images religieuses dans l’art. Quant à eux, ils prennent le seul parti possible : s’éloigner de tout réalisme et styliser pour ne pas trahir.
Ce choix moral autant qu’esthétique est décisif.
L’idée d’aller à rebours du sens commun et leurs audaces percutantes sont les preuves d’une santé psychique et d’une vitalité extraordinaire, même politique, ce qui les autorise à concevoir leurs œuvres comme une énergie qui pourrait modifier toute manière de penser. Au visiteur de l’exposition, à présent, de le découvrir !